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part au mouvement révolutionnaire russe. Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du socialisme comme elle eût été au Messie et à ses prophètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes, la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries humanitaires, et remplacé l’attente de la résurrection par les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi nouvelle le même besoin d’idéal et les mêmes ardeurs, le même appétit de renoncement, la même ivresse de sacrifice.

La jeune fille a dit à la révolution : « Tu me tiendras lieu d’époux, tu me tiendras lieu d’enfans. » Et elle s’est donnée à cette divinité farouche, comme d’autres se vouent aux fiançailles du Christ ; abandonnant pour son impérieuse idole père et mère ; lui offrant en holocauste beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que d’autres laissent tomber au pied de l’autel sous les ciseaux du prêtre, elle les a coupés en l’honneur de ce Moloch insensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son sexe et quitté les vêtemens de son rang. Elle a dépouillé les habitudes du monde et revêtu une robe grossière ; elle a frappé à la maison des indigens et a partagé leur repas et leur manière de vivre. Elle a fait, à sa façon, vœu de pauvreté pour se consacrer au service des humbles et à l’évangélisation des ignorans, servant et adorant le Dieu nouveau dans ses membres souffrans.

Le jeune homme, de son côté, obéissant aux mêmes voix, a laissé là ses études et ses livres. Il s’est dit, comme l’auteur de l’Imitation, que l’abondance du savoir n’enfantait qu’orgueil et affliction de l’esprit. Il a, lui aussi, découvert qu’une seule science importait à l’homme, celle du salut ; qu’une seule doctrine valait d’être enseignée, celle qui pouvait racheter l’homme de la servitude de la misère. Périsse tout le reste, s’il le faut, et l’art, et la civilisation ! Une seule chose est nécessaire, la rédemption des masses opprimées. Tel est le nouvel Évangile, et, s’il veut des confesseurs et des martyrs, l’élite de la jeunesse se disputera l’honneur de mourir pour lui. Il se trouvera des centaines, des milliers de jeunes gens pour avoir cette folie de la révolution, comme d’autres, en d’autres temps, ont eu la folie de la croix.

C’est à cette exaltation religieuse que le nihilisme russe a dû sa force et sa vertu. Peut-être eût-il fait plus de conquêtes, peut-être eût-il été plus à redouter, si, fidèle à sa première inspiration, il s’en fût toujours tenu à l’apostolat pacifique, au lieu de faire appel aux mines et aux bombes. Mais, pour n’avoir d’autre ambition que celui de s’immoler, pour s’enfermer obstinément dans la sereine protestation du martyr, il ne suffit pas d’une quasi-religion sans Dieu et sans ciel ; il faut une foi possédant un Dieu, attendant