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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

tout de Dieu, lui laissant le choix de ses voies et de son heure.

La révolution a beau devenir une sorte d’humaine religion, aussi fervente, aussi croyante à sa manière que l’ancienne ; elle a beau inspirer le même zèle enthousiaste et la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au démon de la violence. Elle est condamnée, par son principe, à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce point, il lui est interdit de rivaliser avec les vieilles doctrines qu’elle prétend supplanter. Il faut le Christ pour dire à Pierre de remettre l’épée au fourreau. Le croyant seul peut, devant le juge ou le bourreau, répéter le Fiat voluntas tua. N’est-il pas sûr d’avoir son jour et sa revanche ? Et encore que de fois le croyant même s’est lassé d’attendre ! Que de religions ont, elles aussi, armé le maigre bras du fanatique ! À certains esprits, le fanatisme semble même un trait essentiel de l’exaltation religieuse. Rien, à ce compte, n’a été plus religieux que le « nihilisme. » Ses héros, un Jéliabof, une Sophie Pérovsky, ont égalé le fakir le plus endurci ; et cela, sans Dieu pour les voir, ni paradis pour les recevoir.

De tous les mouvemens révolutionnaires du siècle, le nihilisme russe est celui qui a le plus clairement affecté les caractères d’un mouvement religieux, et c’est pour cela qu’il a surpassé en intensité et en grandeur morale des mouvemens politiques autrement importans par leurs résultats. Toute sa force était dans sa foi, une foi russe. La jeunesse des écoles, dédaigneuse des conceptions théologiques, « l’intelligence, » comme on dit là-bas, a montré qu’en elle le besoin de croire était toujours vivant. Pour ses dogmes révolutionnaires, l’athée a bravé la pauvreté et l’exil, souffrant pour la foi nouvelle avec une patience russe, comme ont souffert, durant des siècles, ses compatriotes du peuple, les raskolniks, pour « la vieille foi. » Si la révolution a eu l’air, en Russie, de prendre elle-même l’aspect d’une secte, comment s’en étonner dans un pays où fleurissent tant de sectes ? Ainsi, là même où la religion semble avoir entièrement disparu, la révolution, qui en a pris la place, laisse voir le fond religieux de l’âme russe.


II.

Chez le peuple, et non-seulement chez le paysan, mais chez l’ouvrier, chez le petit bourgeois et le marchand des villes, le sentiment religieux a conservé son antique naïveté. La religion y donne une incontestable preuve de vie : la fécondité ; elle y est sans cesse en enfantement, mettant au jour des sectes bizarres, sorte