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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

combattre avec le fer ou l’airain, luttent à coups d’incantations et de talismans, terrassant leurs ennemis et domptant les élémens par la puissance de leurs évocations. Le principal personnage, le vieux runoia Wäinämoinen, n’est qu’un sorcier divin, l’Achille ou l’Ulysse de la sorcellerie. Lönnrot et les savans finlandais qui ont recueilli les runot du Kalevala ont également publié des formules d’enchantement et des exorcismes destinés à conjurer tous les périls dont la colère d’êtres malfaisans peut menacer l’homme.

Chez les Finnois modernes, chez les Finlandais protestans du moins, la religion et la culture ont secoué le joug des plus grossières de ces superstitions. Il n’en est pas de même en Russie. Le Grand-Russe, dans les veines duquel coule tant de sang finnois, le Russe qui, pour la sorcellerie, a été l’élève des devins tchoudes, est demeuré plus fidèle aux croyances de ses ancêtres et maîtres. Dans toutes les calamités publiques ou privées, en cas de maladie, en cas de disette ou d’épidémie, le moujik continue à recourir à la science du magicien et à l’expérience des sorcières. En certains villages, le paysan fait régulièrement exorciser son champ par le sorcier après l’avoir fait bénir par le prêtre ; il est ainsi en règle des deux côtés. En Sibérie et dans certaines régions du Nord, les sorciers et les chamans prélèvent une sorte de dîme pour protéger les villages contre les maladies et les épizooties. Ce ne sont pas seulement des paysans isolés qui consultent en secret les maîtres de la science noire ; ce sont des villages entiers, publiquement et en quelque sorte officiellement, parfois après délibération des assemblées communales.

Jusqu’au centre de la Russie, dans les gouvernemens qui entourent Moscou, on voit la population des campagnes recourir, pour chasser la peste bovine, aux rites de leurs ancêtres. Les femmes, rassemblées au milieu des ténèbres, pendant que les hommes demeurent enfermés, font à demi nues une procession nocturne. En tête marchent les saintes images, associant malgré lui le christianisme aux antiques cérémonies païennes. Des jeunes filles sont attelées à la charrue ; elles tracent autour du village un sillon que des incantations traditionnelles interdisent à la peste de franchir. D’autres fois la maladie, personnifiée par un mannequin de paille, est noyée dans la rivière, ou bien enterrée ou brûlée solennellement, avec un chien ou un chat. On a vu, en temps de choléra, des paysans du centre de l’empire contraindre leur prêtre en habits sacerdotaux à ensevelir, selon les rites de l’église, une poupée de cette sorte représentant le choléra.

C’est contre la sorcellerie et non contre les dieux du paganisme que l’église et le clergé ont eu le plus à lutter. Dans ce combat séculaire,