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est du petit nombre de ceux qui ont conservé l’idée de la sainteté ; chez lesquels cette haute vision, si étrangère aux foules de l’Occident, est demeurée populaire et vivante, avec ce qu’elle a pour nous de sublime et d’étrange. Le paysan russe est presque le seul en Europe à chercher encore la perle de la parabole évangélique et à vénérer les mains qui semblent l’avoir trouvée. Ce qui est l’essence du christianisme, il aime la croix ; il ne la porte pas seulement à son cou, en cuivre ou en bois de cyprès, il se réjouit de la porter dans son cœur. Il n’a pas désappris la valeur de la souffrance ; il en goûte la vertu ; il sent l’efficacité de l’expiation et en savoure l’amère douceur. Un des appas qui l’attirent aux sectes, c’est le désir de souffrir pour la vérité, c’est la soif de la persécution et du martyre. « La souffrance est une bonne chose ; Mikalka a peut-être raison de vouloir souffrir, » dit un des héros de Dostoievskv.

Ces sentimens se retrouvent dans la littérature, depuis que cette littérature s’est rapprochée du peuple ; non point, il est vrai, chez les écrivains « démophiles » à tendances révolutionnaires, qui exaltent le paysan sans le connaître ou le comprendre, mais chez les grands romanciers dont l’âme a pénétré son âme, qui, parfois, pour mieux s’identifier à lui, n’ont pas craint de dépouiller l’homme cultivé. Ainsi de Léon Tolstoï ; ainsi de Dostoievsky ; ainsi même d’Ivan Tourguénef, quoique, à l’inverse de ses grands émules, l’auteur des Reliques vivantes eût personnellement la tête libre de toutes fumées mystiques.

Chose singulière, cette littérature russe contemporaine, presque tout entière œuvre de sceptiques libres-penseurs, est, par certains côtés, une des plus religieuses de l’Europe. Le fond en est souvent, à son insu, secrètement chrétien. Les romanciers sont avant tout préoccupés de l’âme, de la conscience et de la paix du cœur ; ils ont le souci anxieux de l’énigme de l’existence et des mystérieuses destinées humaines. À travers leur rationalisme perce le sentiment religieux dans ce qu’il a de plus obsédant. Chez eux, le christianisme s’est, pour ainsi dire, volatilisé. On peut leur appliquer la belle image d’un de nos penseurs : pareille à ces vases qu’imprègnent encore des parfums évaporés, la littérature russe, de même que l’âme russe, reste souvent imbue des sentimens d’une foi évanouie. Du peuple, comme du sol, s’élève jusqu’aux froides couches lettrées une sorte de valeur religieuse.


IV.

En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, l’ère de l’unanimité morale est passée pour ne plus jamais revenir peut-être. La