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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

comme les Francs de la quatrième croisade, à faire des conquêtes en chemin.

Ce lien de la religion et de la nationalité, l’histoire l’a noué et les siècles n’ont fait que le resserrer. Sous ce rapport, la Russie nous a rappelé l’Espagne[1], avec cette différence que toutes ses luttes nationales, toutes ses guerres politiques, à l’Occident comme à l’Orient, ont pris, pour le peuple, l’aspect de guerres de religion. Qu’il eût affaire à l’Asie ou à l’Europe, au Nord ou au Midi, au Mongol ou au Turc, au Suédois ou au Polonais, à l’Allemand ou au Français même, c’était toujours l’infidèle, l’hérétique, le schismatique qu’il avait à combattre. Son ennemi était toujours l’ennemi de Dieu. Ce sentiment a survécu à l’émancipation du joug tatar. Il lui était antérieur. Déjà, dans la Russie des apanages, le baptême était regardé comme la marque distinctive du Russe vis-à-vis des populations allogènes. Déjà la foi était le garant ou la marque de la nationalité. Le Finnois ou le Finno-Turc converti était regardé comme Russe. Dans la cuve baptismale se combinaient les élémens d’où devait sortir le peuple nouveau. C’est l’orthodoxie, non moins que l’autocratie, qui a fondé l’unité russe ; elle a créé et sauvé la conscience nationale.

Comment, après cela, les théoriciens de la nationalité, les Russes résolus à vanter tout ce qui est russe, les slavophiles et leurs émules, ne se seraient-ils pas faits les panégyristes de l’église nationale ? Ils n’y ont pas manqué ; les Samarine, les Aksakof, les Khomiakof ont célébré à l’envi les mérites et les services de l’orthodoxie orientale. Ils n’ont pas craint d’en établir la supériorité sur toutes les autres formes vivantes du christianisme. À force d’exalter leur église, de lui chercher des titres aux yeux mêmes des incrédules, certains slavophiles ont, par le rationalisme de leurs argumens, éveillé les défiances de cette orthodoxie dont ils s’étaient constitués les apologistes. Quelques-uns ont eu la surprise de se voir censurés par le saint-synode. Par son principe, il est vrai, leur apologétique était autant politique que religieuse. L’apôtre était, chez eux, au service du patriote.

S’ils ne donnent pas dans les exagérations systématiques des slavophiles, la plupart des Russes croient devoir à leur pays de faire taire leurs préférences religieuses personnelles devant ce qui leur semble un intérêt national. « En religion, me disait à Moscou une femme du monde, je suis simplement chrétienne, sans attache à aucune confession ; mes tendances seraient plutôt protestantes ; mais, comme Russe, je suis passionnément orthodoxe. » Telle est la pensée, si ce n’est le langage, de la plupart de ses compatriotes : étant Russes, ils sont orthodoxes ou pravoslaves, ainsi qu’on dit en russe.

  1. Voyez l’Empire des tsars et des Russes, t. Ier, p. 219-240 (2e édit.).