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trouvé une main secourable, un asile et un emploi, si infime qu’il fût, et la possibilité de manger chaque jour ? Pour certains hommes, qui déjà ont traversé les cellules pénitentiaires, l’heure de la mise en liberté est redoutable ; ils n’ont oublié ni les angoisses, ni les espoirs déçus, ni la lutte contre eux-mêmes, ni la rechute qu’ils eussent voulu éviter. Ce souvenir les déprime, et à une indépendance faite de tourmens ils préfèrent le séjour de la maison de détention, où du moins ils sont nourris à peu près, où ils dorment à l’abri, où ils sont soignés s’ils sont malades. Lorsqu’ils comparaissent devant la justice, ils ne font rien pour atténuer leur faute, ils espèrent, ils désirent le maximum, et sont déçus s’ils ne l’obtiennent pas. Il leur arrive même de commettre intentionnellement un délit en plein tribunal, afin, comme ils le disent, de se mettre du pain sur la planche pour longtemps. Au mois de février dernier, deux hommes précédemment condamnés à une peine légère passent en police correctionnelle ; délit de filouterie assez insignifiant : l’un et l’autre étaient entrés chez un marchand de vin et avaient dépensé à leur repas 1 fr. 60, qu’ils n’avaient pu payer. L’un des prévenus dit : « Je ne veux pas être un voleur, je n’avais rien à manger, on m’avait mis hors de la prison comme un chien, sans un sou. » Le tribunal le condamne à six mois et son complice à un mois d’emprisonnement. Le premier salue les juges et leur dit : « Vous n’êtes que des bourriques ! » Le second déclare qu’il s’associe à l’opinion de son camarade. Le tribunal, jugeant d’urgence, les frappe chacun d’une peine de deux ans de prison. Les deux prévenus savaient quel serait le résultat de l’insulte, et c’est pourquoi ils l’ont proférée. Ils y gagnent deux années de subsistance et la possibilité de faire « une masse » qui leur donnera quelques semaines de tranquillité au jour de leur libération.

Il est une autre catégorie de condamnés dignes de pitié, car ils ont péché par ignorance, presque de bonne foi, égarés dans leur débilité intellectuelle. Volontiers je les nommerais « les embrouillés. » Nos paysans du Perche ont un mot pour désigner l’homme embarrassé de tout et neutralisé par la moindre complication ; ils disent : « Il se noie dans son crachat. » Bien des gens qui sont sous les verrous ont été, eux aussi, noyés dans leur crachat. Appelés à une fonction qu’ils sont incapables de remplir, ils font sur eux-mêmes un effort perpétuel dont la fatigue les rend plus impropres encore à leur besogne. Ils ont beau travailler, déployer du zèle, veiller, s’ingénier de mille façons pour éclairer leur obscurité, ils restent dans les ténèbres et s’y perdent. Caissiers, ils embrouillent leurs chiffres et dénaturent involontairement les additions ; commis dans un magasin, ils embrouillent les marchandises et confondent le prix des unes avec le prix des autres ; garçons d’hôtel, ils embrouillent les