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LE PATRONAGE DES LIBÉRÉS.

toute prison de courte peine doit être aménagée pour le régime cellulaire. Depuis qu’elle a été promulguée, cette loi, qui touche les départemens aussi bien que Paris, a-t-elle été exécutée ? J’en doute ; les vieux abus ont la vie longue en France ; sur trois cent quatre-vingts maisons départementales auxquelles la loi est applicable, seize seulement ont été aménagées pour le système séparé et quatre sont actuellement en construction[1] ; dans toutes les autres prisons, on retrouvera ce pêle-mêle où se recrutent, où s’exercent, où se perfectionnent les troupes du méfait et du vice. Il ne faut se lasser de répéter que la prison doit être un hôpital moral, sinon elle agit contre son but, et rend à la société des élémens plus dangereux que ceux qu’on lui a remis en garde, car elle n’est que l’école normale de la stratégie criminelle. Je demandais à un condamné qui avait commis des actions abominables avec une adresse et une énergie surprenantes : « Où as-tu appris si bien ton métier ? » Il me répondit : « En centrale ; au pays boisé. » Le pays boisé, c’est la maison de détention de Clairvaux.

Ceux qui échappent à l’influence de ce milieu d’infection et sortent indemnes de la pourriture dans laquelle ils ont vécu sont rares ; j’en ai personnellement connu deux qui, après de tristes aventures, ont été des hommes impeccables et ont même fait leur chemin dans la vie. Tous deux sont morts, leur histoire date de loin ; elle est bien antérieure à la fondation de la Société de patronage des libérés, et je peux la raconter sans inconvénient. L’un d’eux fut mon camarade, dans un des nombreux collèges où s’attrista mon enfance ; c’était un garçon sans gaîté, un peu sournois, volontiers soupçonneux, qui, ses études terminées, ne sut pas choisir son orientation ; il touchait à tout, aux lettres, à la peinture, au journalisme politique, à la chimie, pour laquelle il avait du goût, au droit, dont on lui avait imposé l’apprentissage. Il vivait dans le quartier latin, à l’aide d’une modique pension qu’il recevait de sa famille, qui n’était point riche. Il avait associé à son existence une fille jeune, blonde, d’allures un peu molles, demi-grisette, demi-ouvrière, type aujourd’hui disparu, mais fort commun il y a quarante-cinq ans. Le faux ménage allait cahin-caha ; on se disputait parfois : querelles d’amoureux qui ne duraient guère. Un jour, la discussion fut vive, car la jalousie s’en était mêlée. Il s’oublia jusqu’à la frapper ; elle fut prise de terreur, ouvrit la fenêtre et appela au secours. Il craignit un scandale, et voulut la faire rentrer ; elle se cramponna à la barre d’appui. Que se passa-t-il dans la tête du malheureux ? Il saisit un couteau, se jeta sur elle et lui coupa la gorge. Ceci se passait à la croisée, dans une rue très fréquentée,

  1. Si l’on continue à marcher du même pas, il faudra 280 ans pour que la réforme soit complète.