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ordinaires. L’efficacité, l’influence du patronage se manifeste ainsi d’une façon éclatante, et l’on ne peut douter, d’après ces chiffres, qu’elle ne diminue le nombre des méfaits et, par conséquent, le nombre de ceux qui les commettent. Par une contradiction qui semble singulière au premier abord, la récidive atteint les ouvriers bien moins que les employés. L’ouvrier, une fois entré et accepté dans un atelier, y reste, y fait bien sa besogne, devient parfois habile, gagne sa vie quotidienne et n’a d’autre responsabilité que celle de la tâche qu’il doit accomplir. Celui-là ne retombera pas dans sa faute, qui, huit fois sur dix, a été le résultat de la misère, d’un chômage prolongé, d’une circonstance fortuite où l’on pourrait trouver plus d’une excuse. Pour l’employé, il n’en est pas ainsi ; c’est généralement un homme qui se fait illusion sur lui-même ; l’instruction plus ou moins rudimentaire qu’il a reçue lui a donné une haute opinion de ses facultés ; il rêve d’être quelque chose et sent qu’il n’est rien ; il sait calculer, il en conclut qu’il est apte à être secrétaire-général d’une compagnie financière ; il a quelques notions de droit, et il en infère qu’il devrait être chef de division, notaire ou magistrat. Les besoins de la vie sont exigeans et l’ont réduit à être clerc d’huissier, teneur de livres ou agent comptable dans une maison de commerce. Il se trouve déclassé, il regimbe contre le sort, il est mécontent et a des goûts disproportionnés à sa position ; il joue, il parie aux courses, il s’affuble d’un faux nom, et, comme l’on dit, veut jeter de la poudre aux yeux. Avant même d’avoir failli, il est déjà tombé. Il commet un abus de confiance, il est frappé par la loi. Libéré, il accourt au patronage et jure que jamais plus il ne recommencera, que toute une existence de probité rachètera une erreur qui n’est imputable qu’à la jeunesse. Est-il aussi complètement guéri qu’il s’efforce de le faire croire aux autres et de le croire lui-même ? J’en doute, car si on lui propose un métier manuel, il s’indigne et refuse ; en lui la vanité persiste, la vanité, qui est la plus dangereuse des conseillères pour les volontés débiles.

On lui obtient un emploi en rapport avec ses aptitudes ; après mille sermens de bonne conduite, il entre, en qualité de commis, chez un négociant. Celui-ci a été prévenu ; on ne lui a rien laissé ignorer du passé de l’homme qu’il prend à son service ; on lui a recommandé de ne le jamais exposer à une tentation ; il l’a promis et ne tarde pas à oublier sa promesse. Nous sommes ainsi en France, et bien des mésaventures particulières, bien des malheurs publics n’ont eu d’autre cause que ce mal d’insouciance dont nous ne pouvons guérir. Le commis est ponctuel, on l’a surveillé pendant les premiers jours ; peu à peu on s’est accoutumé à lui, on ne se souvient plus des confidences que l’on a reçues ; on lui remet des