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LE PATRONAGE DES LIBÉRÉS.

le portier, qui s’empressa de le lire et y vit la mention du jugement dont le malheureux avait été frappé. Au bout d’une heure, tous les locataires et tous les voisins savaient que l’homme qu’ils étaient accoutumés à respecter n’était qu’un repris de justice. Quand le pauvre homme rentra, il ne put se méprendre sur le sens des allusions qui lui étaient faites. Il mit sa caisse en balance, ses écritures à jour et partit ; il n’a jamais reparu.

Une aventure analogue, que je vais raconter, est tellement étrange qu’elle peut paraître invraisemblable : j’ai eu les documens sous les yeux et j’en garantis l’exactitude. Un enfant né dans un des départemens de l’Ouest, d’une mère qui était ouvrière en couture et d’un père qui était musicien trombone attaché à une troupe de saltimbanques, avait, par suite de protections dont j’ignore l’origine, été admis dans le collège de sa ville natale. Ses facultés d’assimilation, sa mémoire, étaient prodigieuses ; toujours le premier de sa classe, il remportait toutes les récompenses à la distribution des prix qui dot l’année scolaire. Les chefs d’institution de Paris sont très au courant de ce qui se passe dans les lycées de province, et ils excellent à y découvrir les phénix. Ils les attirent, les prennent « au pair, » c’est-à-dire pour rien, servent parfois une pension aux parens et se font des réclames à l’aide des prix que ces petits forçats de la concurrence industrielle obtiennent au concours général. J’en ai connu plus d’un qui a subi ce martyre et qui a fait son chemin dans les lettres ou ailleurs. Celui dont je parle fut accaparé par une institution de Paris qu’il est inutile de nommer ; il paya largement sa pension par le nombre de « nominations » qui avaient fait son nom célèbre dans les établissemens universitaires de ce temps-là[1]. Reconnu admissible à l’École normale, il n’y fut pas admis, à la stupéfaction de ses maîtres et à son grand désespoir. Pris par le service militaire, il fut un soldat soumis, régulier, sans reproche. Tombé malade au régiment, porté à l’hôpital, il obtint un congé de convalescence renouvelable. Sa misère était extrême ; ne sachant comment payer son pain, il vendit son pantalon d’ordonnance : 3 francs. Arrêté pour ce fait, il fut condamné à quelques mois de prison. Quatre jours après sa libération, n’ayant pas un centime en poche, il se sentit si abandonné, si affamé qu’il tendit la main ou accepta, sur la voie publique, une pièce de dix sous que lui donnait un passant touché de son air minable. — A-t-il mendié, a-t-il simplement reçu l’aumône qu’on lui a spontanément offerte ? — Le fait est obscur. — Un agent de police l’avait vu ; l’article 174 est péremptoire : de trois à six

  1. Dans l’espace de six ans, il remporte 4 prix et 3 accessits au concours général, 16 prix et 25 accessits au lycée : donc un total de 48 récompenses. Dans les deux dernières années scolaires, il n’obtient plus que des accessits (15) ; on l’a surmené, sa force de résistance est affaiblie.