Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/890

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
884
REVUE DES DEUX MONDES.


d’Angleterre ; parce qu’ils ont coutume de dire : « Nous sommes du même sang et de la même chair, » et il souhaite que Dieu, qui a voulu que tous les hommes fussent sauvés, n’ait pas en vain répandu son sang pour le salut du monde ; mais il n’a que de dures paroles pour les païens, « ces aveugles qui ne voient pas leurs propres ténèbres et ne reconnaissent pas la lumière de la vérité évangélique, ces êtres charnels, ces idiots. » Obligé « de parcourir les recoins ténébreux des pays germaniques » et « d’aventurer le vaisseau de son âme sur la mer germanique, toute pleine de périls, » il se lamente à tout moment, et demande à tous ceux qui l’aiment de relever son courage lassé, de consoler « l’exilé germanique. » Le nom du pays qu’il a entrepris de gagner au Christ et à l’église romaine est pour lui synonyme de péril, de tristesse et d’horreur. Que cherche-t-il donc à travers ces fatigues, ces dangers et ces dégoûts ? Il l’a dit dans une lettre adressée à une abbesse : « Ma très chère sœur, c’est la crainte du Christ et l’amour des voyages qui m’ont séparé de vous par ce long et large intervalle de terre et de mer ! » L’amour des voyages, car ces Anglo-Saxons, enfermés dans une île, n’ont point perdu l’aventureuse humeur des Germains. La crainte du Christ, car Boniface, à chaque instant de sa vie, dispute son âme à l’enfer. On a quelque regret à dire que ce missionnaire cherche son propre salut, lorsqu’il travaille au salut des autres. Pape, évêques, religieux se représentent aussi bien que lui l’apostolat comme une affaire. La langue dont ils se servent est celle du commerce ; ils parlent de lucrum, de negotium, de commercium : « Tu es, dit Grégoire III à Boniface, comme celui dont parle la parabole, à qui cinq talens ont été confiés et qui en a gagné cinq autres, et j’applaudis avec toute l’église au bénéfice d’un tel commerce, in talis commercii lucro plaudimus cum tota ecclesia… » Le pape, qui dirige l’entreprise, espère en tirer profit pour lui-même : « Dieu, dit-il, t’a envoyé dans ces régions à notre place et par notre autorité apostolique ; puisses-tu toucher le prix de ton travail, et nous, y trouver le pardon de nos péchés ! » Boniface espère en effet que la conversion des païens assurera son repos éternel, mais il est tourmenté toujours : ne se trompe-t-il point ? ne pèche-t-il point par ignorance ? Tout lui paraît difficultés, embarras, « pièges à loups, » et le bénéfice de son âme est exposé à mille dangers.

Tel était saint Boniface, un Anglais triste, tourmenté par l’ennui, méthodique, formaliste, et j’ajouterais, si l’on pouvait ainsi parler en une matière où la grandeur des intérêts ennoblit les intentions et les actes, voyageur pour l’affaire de son salut. Ce nouvel apôtre de la Germanie ne ressemble pas aux moines d’Irlande, de Galles et d’Écosse qui s’en vont à travers les pays païens sans guides, sans di-