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Herder, Schiller, Goethe et tous les grands esprits de leur génération croyaient mort, reprend, en Allemagne même, les allures d’un fanatisme farouche, et apparaît inséparable de l’idée de guerre. Qui se souvient que ces idées et ces sentimens auraient paru révoltans et barbares il y a à peine un siècle? Aujourd’hui, l’optimisme humanitaire de Herder fait sourire. Une sorte de pessimisme naturaliste règne incontesté à son tour. N’aura-t-il pas un jour le même sort? La loi du rythme s’applique aussi bien aux grands courans d’idées qu’aux mouvemens de la matière, et, comme nos devanciers, nous ne voyons sans doute qu’un aspect de l’infinie complexité des choses.


II.

Par une sorte d’ironie de l’histoire, Herder, qui faisait profession d’être cosmopolite, devait contribuer efficacement au réveil du sentiment national en Allemagne. Sans qu’il s’en rendît compte peut-être, sa critique littéraire tendait à cette fin. Originale et hardie pour le temps, elle rompait avec les traditions et annonçait un esprit nouveau. La critique de ses prédécesseurs était avant tout abstraite et raisonneuse; pour juger des œuvres, elle les rapportait à des types immuables, modèles incontestés dans chaque genre. Elle se plaçait, pour ainsi dire, au-dessus du temps. Lessing lui-même, ce grand rénovateur de la littérature allemande au XVIIIe siècle, esprit ouvert s’il en fut, était, comme ses contemporains, peu doué de sens historique. Lorsqu’il veut mettre en lumière les défauts des tragiques français, il les compare bien aux écrivains grecs et à Shakspeare; mais il suppose toujours qu’il existe un type idéal de la tragédie ou du drame, et il montre à quelle distance Corneille et Voltaire en sont restés. Cette critique discute, argumente, démontre. Elle instruit le procès d’un auteur, prononce un réquisitoire ou un plaidoyer, selon le cas, et la sentence suit. Ce n’est plus, sans doute, le procédé du professeur Gottsched, qui réduisait bonnement l’art à un certain nombre de recettes, et qui corrigeait les œuvres littéraires comme des thèmes d’écoliers. C’est encore une critique autoritaire, préoccupée de traiter chacun selon ses mérites. Elle tire les œuvres à soi au lieu d’aller à elles.

Juger et classer, voilà en deux mots le but que se proposait la critique littéraire en Allemagne jusqu’à Herder. Comprendre et sentir, voilà la tâche nouvelle qu’il lui assigne, dès ses débuts, dès l’âge de vingt ans. « Toute saine critique, écrit-il, admet que pour comprendre un morceau littéraire et pour le faire comprendre à d’autres, il faut se placer dans l’esprit de l’auteur, de son public