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bien sa chair évanouie qui s’est posée là, sur cette feuille tenace que mes doigts déroulent, que dérouleront après eux d’autres doigts encore à naître ; et c’est tout ce qui reste des œuvres de ces mains puissantes, quelques traits de plume s’annulant les uns les autres. Voilà un bon commentaire pour se préparer à lire la leçon du philosophe : « Le monde n’est jamais, il ne fait que naître et mourir à chaque instant. »


III.

Les souvenirs du passé m’entraînent en arrière ; c’est la physionomie du Mont-Cassin dans l’instant où nous sommes que je voulais fixer. Quand on approche de l’énorme carré de pierres, lourdement posé au sommet de ces pentes abruptes, on croit avoir devant soi un château féodal plutôt qu’une maison religieuse ; tout confirme cette impression, les assises pleines et sans jour pour l’attaque, le portail qui défend l’accès de la voûte, les petites fenêtres irrégulièrement percées dans les hauts étages. Vue du dehors, la forteresse raconte bien qu’elle est ancienne, qu’elle a défié le temps et les hommes. Dès qu’on pénètre dans l’intérieur, rien ne révèle plus sa vénérable antiquité. Les bâtimens actuels datent du XVIIe siècle. L’église qui remplaça alors celle de l’abbé Didier est construite dans le goût pompeux des Italiens de ce temps, avec un grand luxe de marbres de couleur, sous des voûtes peintes à fresques par Luca Giordano ou par ses élèves. Elle n’a de particulier que les stalles du chœur, d’un travail charmant et peu édifiant ; les figures païennes qui se tordent sur les accoudoirs ne sont pas pour faire méditer des moines. Rien de gothique non plus, mais un très grand air de magnificence dans les immenses corridors, larges comme des nefs d’église, qui règnent aux deux étages sur toute la longueur du monastère. Les uns desservent les cellules, les autres ont été transformés en dortoirs pour les élèves du collège. Les fenêtres ouvertes à leurs extrémités encadrent des vues plongeantes sur la vallée, de lointains horizons de montagnes ; merveilleux diorama qui change à chaque tournant et vient éblouir le regard dans la profonde perspective de ces galeries. Un peu partout, des cloîtres ; les trois principaux sont juxtaposés devant l’église; leurs arcades supportent une terrasse, promenoir habituel des religieux. Sur cette face méridionale du couvent, une solution de continuité dans les bâtimens d’enceinte permet d’apercevoir toute la plaine par-dessus le parapet de la terrasse.