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difficile, je ne dis pas que j’aimerais à y insister, mais je ne serais pas embarrassé de montrer que telle est bien la nature, chez Rabelais, de cette sorte de plaisanteries, et combien elle diffère ainsi dans son Pantagruel de ce qu’elle est dans le Gulliver de Swift, un autre maître, aussi lui, du genre.

Par là encore, par le culte de la nature, s’explique chez Rabelais ce que l’on en a le plus admiré : ses programmes d’éducation, dont je défie bien qu’on démêle autrement la confusion très réelle. Il n’y a qu’une régie en sa clause ou qu’une clause en sa règle, aisée à retenir, facile à pratiquer : Fais ce que voudras ; « parce que, — comme il le dit, — gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aguillon qui toujours les pousse à fait vertueux et les retire de vice. » Nature est à ses yeux institutrice de vertu, et tout le secret de l’éducation ne consiste pour lui qu’à favoriser l’expansion des instincts. Le vice ou le mal, selon Rabelais, c’est de s’écarter de la nature, le bien ou la vertu, c’est de s’en rapprocher. Ne rien étouffer, comprimer, gêner ou corriger, mais tout aider, encourager, favoriser, développer, voilà donc son système, ou, pour mieux dire, son idéal, car il n’a point de système, à le bien entendre, mais plutôt ce qu’on appelle des vues. Pendant près de mille ans, Antiphysis a gouverné le monde, mais maintenant Physis triomphe ou va triompher d’elle, et la vie, rendue à son objet, qui n’est autre que la vie même, que le plaisir et la joie de vivre, va s’épanouir dans l’orgueil de sa force et de sa liberté. Plus de « lois, de statuts ni de règles, » plus de contrainte ni d’autorité qui resserre, ou qui émonde, ou qui ébranche, plus d’efforts sur ou contre soi-même, mais le développement plein et harmonieux de toutes les facultés, de toutes les puissances de l’être, l’enfant ou le jeune homme institué par « passe-temps » plutôt que par « estude, » et le monde transformé en une immense abbaye de Thélème.

Et par là s’explique enfin, sous la modération, quoique réelle, ce que l’on peut appeler le caractère militant et agressif du Pantagruel et du Gargantua. Rabelais respecte le dogme ; — Et peut-être, au fond, continue-t-il d’y croire, à moins encore qu’il ne se soucie pas de savoir ce qu’il en pense ; — mais, en attendant, il ruine le support et il attaque la racine du dogme. Qu’est-ce en effet que cette adoration de la nature qui circule dans le roman tout entier, qui l’anime, qui donne à ses allégories, en même temps que leur sens, l’air, les couleurs et le mouvement de la vie ? sinon, tout simplement, une conception nouvelle de l’homme et de l’objet de l’existence humaine, qui se substitue insensiblement à l’ancienne ? puisque c’est la réhabilitation de tout ce que l’Église, en son langage, a condamné, condamne encore sous le nom de concupiscence. Les commentateurs ne l’ont pas toujours très bien vu, et parmi eux ceux qui continuent, sur la parole de