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L’ARMÉE ROYALE EN 1789.

conquêtes que par elles, les troupes n’y sont pas plus vigoureusement constituées qu’ailleurs ; elles n’y sont point citoyennes, elles y sont, plus qu’en aucun pays, un assemblage de stipendiaires, de vagabonds, d’étrangers, que l’inconstance ou la nécessité amène sous les drapeaux et que la discipline y retient. Cette discipline, ferme et vigilante sur quelques points, y est relâchée et méprisable sur beaucoup d’autres. Elle n’est, en comparaison de celle des Romains, qu’un enchaînement de choses, de formes, de demi-moyens, de correctifs, de supplémens vicieux. Ces troupes, mal constituées, ont eu des guerres heureuses; mais elles doivent ces succès à l’ignorance de leurs ennemis, à l’habileté de leur roi, à une science toute nouvelle de mouvemens dont il a été le créateur. Qu’après la mort de ce prince, dont le génie seul soutient l’édifice imparfait de sa constitution, il survienne un roi faible et sans talent, on verra dans peu d’années le militaire prussien dégénérer et déchoir; on verra cette puissance éphémère rentrer dans la sphère que ses moyens réels lui assignent, et peut-être payer cher quelques années de gloire. »

C’est en 1773 que le jeune Guibert, par une véritable intuition de génie, faisait déjà cette curieuse prédiction. En 1787, frappé des mêmes vices et des mêmes causes de fragilité, Mirabeau la rééditait avec plus de force encore. « Si jamais, écrivait-il, un prince peu sensé monte sur ce trône, on verra crouler soudainement, sans cause apparente, ce géant formidable, et l’Europe étonnée n’apercevra plus à sa place qu’un pygmée débile. Alors, toutes les causes de destruction qui naissent d’un mauvais système d’économie politique, d’une mauvaise composition de la soldatesque par les recrues étrangères, que le système d’ordre et de discipline avait su tempérer et contenir, agiront avec une force redoublée pour la dissolution du corps politique : on verra la Prusse tomber comme la Suède et ne retenir plus que la mémoire du rôle brillant qu’une seule tête lui a fait jouer... »

Telle était sur la Prusse, non pas à coup sûr l’opinion la plus répandue, mais celle de deux hommes qui l’avaient étudiée de très près, et qui étaient loin de nourrir contre elle aucune animosité; car ils appartenaient, en politique, à l’école de Favier, et regardaient l’alliance autrichienne comme une grande erreur. Jusqu’à quel point avaient-ils raison? C’est ce que les événemens ne devaient pas tarder à décider.


I.
La Russie n’avait pas perdu son temps, et si le génie d’un grand 

capitaine avait eu raison « de l’ignorance de ses officiers, » l’incomparable bravoure de ses troupes[1] lui donnait « une considération

  1. Mirabeau, Système militaire de la Prusse.