Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

britannique, avait su retourner à la dernière heure l’humeur mobile de sa maîtresse. Il est vrai que le même Bestuchef avait accepté 50,000 ducats du ministre de France pour opérer en sens contraire, mais l’Angleterre était bien assez riche pour surenchérir. Toutes les suppositions étaient permises, car tout était croyable de tels gens conduits par de tels mobiles. Le fait cependant que tout changeait à Saint-Pétersbourg le même jour et presque à la même heure où Vienne était dans le triomphe, et où Munich se rendait à discrétion, permet de penser que là comme ailleurs, et même dans ces régions reculées, la voix de la fortune s’était fait entendre et obéir. Le rôle d’arbitre, d’ailleurs, ne devenait-il pas inutile et presque ridicule quand le procès semblait décidé d’avance par le sort des combats[1] ?

Quoi qu’il en soit et quelle qu’en fût la cause, l’abandon inattendu de la Russie, à un moment si critique, déguisant peut-être des desseins plus hostiles, était pour Frédéric la plus redoutable des complications ; attaqué de front par l’Autriche, pris en flanc par la Saxe, s’il venait à être menacé aussi au nord et sur ses derrières, il allait se trouver véritablement entouré comme par un cercle de feu. Les revers de la campagne précédente n’avaient atteint que le prestige de sa renommée : l’issue de la lutte qui allait s’engager mettait en cause l’existence même de sa royauté. La frontière silésienne n’étant séparée que par une petite distance et par une plaine tout ouverte de la capitale même de la Prusse, Breslau reconquis après une bataille malheureuse, c’était presque Berlin remis à la discrétion du vainqueur. Tout d’ailleurs manquait à la fois au conquérant d’hier, qui n’était même plus sûr d’être demain maître chez lui ; car, pour la première fois depuis qu’il menait ses troupes au combat, l’argent lui faisait défaut pour les payer régulièrement. La première guerre avait épuisé l’épargne laissée par son père, et un court intervalle de paix n’avait pas suffi pour remplir le trésor mis à sec. Quand l’horreur de cette situation apparut à tous les yeux avec sa réalité poignante, ce fut dans l’entourage même le plus intime du prince un cri de douleur et d’effroi ; à Berlin, la terreur était au comble, chacun songeait déjà à fuir, et les gens riches (ils n’étaient pas nombreux dans cette capitale, jusque-là peu favorisée de la fortune) faisaient ouvertement leurs paquets, pour emporter avec eux tous les objets de quelque valeur. Tout le mal provenant d’une agression peu motivée dont le roi était seul responsable, il pouvait lire un reproche silencieux dans tous les regards. On murmurait même assez haut

  1. D’Arneth, t. III, p. 41-46. — Droysen, t. II, p. 58 et suiv. — D’Aillon, ministre de France en Russie, à d’Argenson, mars et avril, passim. (Correspondance de Russie, — Ministère des affaires étrangères.)