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auparavant : la France délaissée, sinon trahie, aurait vu de nouveau ses troupes bloquées dans quelque citadelle et contraintes de se rendre à discrétion ou de se faire jour, l’épée à la main, par une retraite périlleuse. En tout cas, l’isolement auquel Frédéric se plaignait de se voir livré, ce serait lui qui l’aurait imposé à sa trop confiante alliée. Partant quitte, chacun était libre désormais de rester chez soi et de ne songer qu’à ses propres intérêts ; les griefs étant au moins égaux de part et d’autre, personne n’avait le droit de rien reprocher ni de rien réclamer à l’autre. Mais ne s’étant pas muni à temps de la pièce de conviction qui aurait fermé la bouche aux récriminations et rétorqué l’accusation contre l’accusateur, il ne restait à d’Argenson d’autre rôle à prendre dans ce dialogue que la tâche toujours ingrate de plaider les circonstances atténuantes et d’offrir, pour des torts dont il ne se disculpait qu’à moitié, des justifications et des reparations insuffisantes.

En réalité, le trouble du ministre français était très grand et presque égal à sa surprise ; car, trompé par les illusions, volontaires ou non, de Chavigny, l’anéantissement de la Bavière le prenait absolument au dépourvu. — « Comment quarante mille hommes ont-ils pu céder devant quinze mille ? » répétait-il, en oubliant qu’on l’avait averti depuis longtemps que les troupes bavaroises n’existaient que sur le papier. Dans cette confusion d’esprit (dont ses notes confidentielles nous donnent le témoignage), la communication qu’il prépara pour répondre aux plaintes du roi de Prusse parut si imparfaite, si peu concluante, même au conseil des ministres, qu’il fallut la faire corriger, compléter et presque refaire par le maréchal de Noailles, aidé du diplomate Bussy. Elle n’en fut, à dire le vrai, ni meilleure ni plus forte. Tout se bornait toujours à dire qu’on n’avait pu défendre la Bavière, parce qu’on ne défend pas un peuple et un prince qui s’abandonnent eux-mêmes ; et que, si la Saxe s’éloignait, c’est qu’on n’avait pas su la détacher de l’Autriche, en lui offrant de bonne grâce la candidature impériale ; mais qu’il serait peut-être temps encore de réparer cette faute. D’ailleurs, on se mettait toujours à la disposition du roi de Prusse pour combiner les mesures à prendre, en vue de la campagne prochaine, en Allemagne, et en attendant, les opérations de Flandre, poussées avec vivacité, allaient opérer la diversion la plus avantageuse. Le tout fut envoyé à Frédéric avec un petit billet flatteur de la main de Louis XV lui-même.

C’était là, il en faut convenir, une assez pauvre argumentation, qui, sans donner aucune satisfaction à Frédéric, lui laissait tous les avantages de la discussion ; aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris qu’il l’ait accueillie avec une impatience à peine tempérée par le mépris. Après avoir criblé la pièce française de notes amères et de coups de crayon irrités, il s’amusa à y répondre point par point,