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esprit aussi novateur que Gribeauval n’eut-il pas l’idée de changer le vieux mode d’attelages en usage dans l’artillerie ? Depuis longtemps l’expérience avait condamné ce système de charretiers de réquisition, plus soucieux de conserver leur peau et celle de leurs chevaux que de remplir leur office, et qui, le plus souvent, dételaient avant d’arriver sur le terrain, obligeant ainsi nos malheureux canonniers à tirer eux-mêmes leurs pièces à l’aide de bricoles. Ces hussards de Lenchère, comme on les appelait, du nom de l’entrepreneur des transports, étaient fameux dans l’armée pour leur insuffisance et leur couardise. N’avait-on pas d’ailleurs en face de soi l’exemple de la Prusse, qui, depuis l’époque du grand électeur, possédait des attelages montés et conduits par ses propres artilleurs et qui n’avait eu qu’à s’en louer ? Gribeauval, d’ordinaire si pénétrant, eut-il ici la vue troublée par la routine ? Ou bien fut-il opprimé par les préjugés d’un temps où la pratique de certains métiers passait encore pour incompatible avec l’uniforme et la dignité de l’homme de guerre ? Quoi qu’il en soit, il eut le tort de reculer devant une réforme qui s’imposait à sa raison et qui eût achevé d’émanciper l’arme.

On pourrait aussi lui reprocher de n’avoir pas deviné le rôle qu’un très prochain avenir réservait à l’artillerie montée. Dès les premières années de la guerre de sept ans, Frédéric II avait eu des batteries à cheval, qui s’étaient formées petit à petit, et dont le combat de Reichenbach, en 1762, avait si bien démontré l’efficacité que plusieurs puissances, notamment l’Espagne et la Russie, s’étaient mises aussitôt à les imiter. Ne nous pressons pas trop, toutefois, d’accuser Gribeauval ; ce n’est peut-être pas tant la clairvoyance et la résolution qui lui manquèrent ici que les moyens matériels. Pouvait-il, en l’état des finances et de l’opinion, quand de tous côtés la machine craquait, quand, pour faire des économies, le roi consentait à la suppression d’un de ses plus beaux régimens de cavalerie[1], était-ce le moment, eût-il été bien venu de Necker ou de Brienne à leur proposer la création d’un corps d’artillerie montée ? Qu’il soit permis au moins d’en douter.

Au surplus et quelque opinion que l’on adopte à ce sujet, ce n’est pas sur ses lacunes et ses défaillances qu’il faut juger un homme, — les plus grands en ont eu, — c’est sur ses mérites et sur ses services. Or, ici, les faits parlent assez haut. Naguère l’artillerie française ne venait qu’au quatrième rang en Europe, après la Russie ! En quelques années, par un prodige d’activité et d’énergie dont l’histoire offre bien peu d’exemples, elle a repris sa place au premier.

  1. La gendarmerie de la garde.