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Saxon, à bout de voie, devenait le chancelier du grand empire austro-hongrois.

Sa soudaine élévation fit beaucoup de mécontens, beaucoup de jaloux. Les uns disaient : « Il en a pour trois semaines. » Les autres s’écriaient : « Il a toujours eu la main malheureuse ; il a enterré la Saxe, il a enterré la Confédération germanique, il va enterrer l’Autriche. » On se trompait. Celui qu’on traitait de « personnage suffisant et bouffi, de Gerngross, d’homme d’état importé, » étonna tout le monde par la merveilleuse facilité avec laquelle il entra dans son nouveau rôle, par la promptitude qu’il mit à accomplir sa mue, comme par ses heureuses inventions, par la souplesse de son esprit fertile en expédions. La nature l’avait doué, disait-il lui-même, d’une inépuisable provision de belle humeur, et c’était précisément d’un homme de belle humeur que l’Autriche, durement frappée, avait besoin pour se relever de ses désastres et prendre confiance dans son avenir. — « Il se peut, disait-il un jour, que j’aie beaucoup d’ennemis dans cet empire ; mais je puis affirmer qu’il n’y a dans cet empire personne dont je sois l’ennemi, ou plutôt je n’ai trouvé ici qu’un adversaire à qui je veuille du mal et que je sois résolu à combattre corps à corps, parce que je le considère comme le plus grand ennemi de l’Autriche : c’est le pessimisme, c’est notre goût funeste pour les réflexions amènes, c’est le penchant fatal que nous avons à broyer du noir, à nous croire toujours menacés, à douter de notre avenir. Notre mélancolie politique nous procure de sombres plaisirs, et il semble vraiment que nous éprouvions un sentiment de malaise quand nous venons à découvrir que la cime des arbres est en repos et que les feuilles ne font entendre qu’un doux et léger bruissement. »

Cet homme de belle humeur était un libéral, moins par principes ou par tempérament que par calcul. On lui disait : « Ce qu’il faut à l’Autriche, c’est un despotisme éclairé. » Il répondait : « Le malheur est que le despotisme ne souffre pas qu’on l’éclairé. » — Il s’employa activement à donner à sa nouvelle patrie les institutions représentatives auxquelles son nom demeure attaché. Il ménagea un accord entre l’Autriche et la Hongrie, et les Hongrois crièrent : Eljen Beust ! Il supprima le concordat, dont Pie IX disait que c’était une robe de femme qu’on pouvait, selon les cas, allonger ou raccourcir, mais qu’il n’était pas permis de la déchirer. Il la déchira pourtant, et Vienne lui fit des ovations. Comme ministre des affaires étrangères, il se montra vigilant, circonspect autant qu’ingénieux. Tout semblait prospérer par ses soins, et il put croire qu’il serait le Gortchakof et le Bismarck de la maison de Lorraine, que ses honneurs ne lui seraient jamais ravis, qu’il finirait ses jours au Ballplatz.

Son bonheur ne se soutint pas jusqu’au bout. On a prétendu que