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pour lui passer ses billets protestés. Nous connaissions assez le personnage. Mais, auprès de ceux qui ne le connaissaient pas ou qui ne le connaîtraient que par les Notices de Théophile Gautier et de Charles Asselineau, ses amis, il nous a paru que ce livre nuirait singulièrement à sa mémoire ; et, si nous n’osons pas en féliciter M. Crépet, — qui peut-être le prendrait mal et nous en voudrait de l’avoir compromis, — nous nous en félicitons nous-même. Tout ce que perdra Baudelaire, et notamment dans l’esprit des collégiens hystériques dont il fait la pâture, c’est en effet la vérité, le bon sens, le goût, la sincérité littéraire, la sincérité surtout, qui le regagneront, et c’est bien peu de chose aujourd’hui que tout cela, mais c’est encore quelque chose.

Baudelaire, sa légende, ses ridicules affectations de dandysme, ses paradoxes, ses Fleurs du mal ont exercé, depuis une vingtaine d’années, exercent encore sur la jeune littérature, comme elle s’appelle, une grande et fâcheuse influence. Dans ces petites Revues qui naissent avec l’aurore et qui tombent avec le soir, et où de jeunes Grecs, de jeunes Belges, des Américains et des Polonais ne dédaignent pas de nous initier, pauvres ignorans que nous sommes, aux mystères du « Verbe » français, on ne jure que par Baudelaire. Pour entretenir leurs communications avec cette jeunesse étrangère et avancée, pour être eux-mêmes sacrés grands hommes par M. Jean Moréas et M. Teodor de Wyzewa, et surtout pour n’être pas prématurément accusés de sénilité, quelques habiles, qui admirent beaucoup Baudelaire, font profession de l’admirer encore davantage, entretiennent son souvenir, et soignent ainsi sa gloire avec leurs intérêts. D’autres l’imitent, mais en le perfectionnant, c’est-à-dire en se rendant plus incompréhensibles encore ou plus prétentieux que lui : M. Stéphane Mallarmé, par exemple, et M. Paul Verlaine, en vers ; — ou M. Karl Huysmans, en prose, et M. Francis Poictevin. Un autre encore, qui fut un temps l’honneur de cette école, pour ne pas dire le phénomène, M. Rimbaud, je crois, a disparu un jour brusquement : peut-être, après avoir étonné les Baudelairiens eux-mêmes par la splendeur de sa corruption et la profondeur de son incompréhensibilité, vend-il quelque part aujourd’hui, en province ou par-delà les mers, de la flanelle et du molleton. N’est-ce pas ainsi, ou à peu près, que Schaunard a fini ce mois-ci ? Mais, ailleurs encore, et jusque dans les œuvres de certains académiciens, ou qui mériteraient de l’être, si je voulais montrer les traces de l’influence de Baudelaire, il n’y aurait rien de plus facile. Avec Stendhal, et pour d’autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d’une analogie, Baudelaire est l’une des idoles de ce temps, — une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges ; — et sa