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se retourna alors vers les groupes nombreux et bruyans qui le suivaient. — « Monsieur le maréchal, dit-il à haute voix, en vous confiant le commandement de mon armée, j’entends que tout le monde vous obéisse, et je suis ici pour en donner l’exemple. » — Tous les murmures cessèrent. Dans l’après-midi, d’ailleurs, des coups de feu, échangés sur la route de Mons, firent comprendre que le maréchal ne s’était pas trompé et que c’était bien de ce côté qu’allait venir l’attaque. Il n’y eut plus dès lors aucun doute ni sur le moment, ni sur le lieu où s’opérerait le choc des deux armées. Le roi acheva sa tournée, et, en rentrant à Calonne, annonça qu’il serait le lendemain, dès le matin, à côté du maréchal, à la tête de l’armée. En rentrant, il rencontra, venant au-devant de lui, le ministre des affaires étrangères, le marquis d’Argenson, qui était parti de Paris pour le rejoindre avec plusieurs autres ministres. Le marquis ne s’attendait pas à trouver à son arrivée que la bataille était imminente. — « Jamais, dit-il, je vis d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître. Nous discutâmes ce point historique… quel de nos rois avait gagné la dernière bataille royale ? Je vous assure que le courage ne faisait pas tort au jugement, ni le jugement à la mémoire. De là on alla coucher sur la paille. Il n’y a point de nuit de bal plus gaie, jamais tant de bons mots. On dormit tout le temps qui ne fut pas coupé par des courriers et des aides-de-camp. Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets, et qui est fort drôle[1]. » — Quant au maréchal, il passa la nuit devant le camp, dans sa petite voiture d’osier, qu’il appelait son berceau, donnant ses derniers ordres aux officiers de son état-major, qui restèrent aussi autour de lui la nuit entière, avec leurs chevaux sellés et bridés.

L’emplacement choisi pour cette mémorable action se trouvait être un véritable champ clos qu’on aurait pu croire dessiné tout exprès à plaisir pour le spectacle d’une guerre de parade ou d’un tournois. C’était une plaine de forme presque ovale, d’une demi-lieue de largeur sur trois quarts de lieue de profondeur, s’étendant en pente douce sur les bords de l’Escaut, à une petite distance et en vue des murs de Tournay, et bordée d’un côté par une des sinuosités du fleuve, et de l’autre par un bouquet de bois épais, connu dans le pays sous le nom de bois de Barry. L’ennemi devait nécessairement traverser cette plaine pour arriver jusqu’à la ville, qu’il se proposait de délivrer ; il s’agissait donc de lui en rendre l’accès inabordable. C’est à quoi Maurice avait pourvu en élevant sur la lisière une série de redoutes échelonnées de distance en

  1. D’Argenson à Voltaire, mai 1715. (Correspondance générale.)