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celle-là s’est égarée de l’esprit dans le cœur. Un de ces jours passés, j’étais dans la basilique de Saint-Paul hors les murs. Sur la frise qui court au-dessus des colonnes, autour de la nef centrale et dans les nefs latérales, un long ruban de petits médaillons se déroule ; ce sont les effigies de tous les papes, depuis saint Pierre jusqu’à Léon XIII, avec le chiffre d’années du règne au-dessous du portrait. Il y en a deux cent soixante-trois. Sous le dernier portrait, celui du pape régnant, l’inscription fatidique demeure en blanc : rappel sévère de la commune échéance, qui n’est pas pour effrayer un prêtre. Jusqu’à l’extrémité de la frise, il reste vingt-cinq places à prendre ; elles sont creusées d’avance dans le marbre, logis vides qui attendent leurs hôtes. Mon regard errait sur ces trous noirs, cherchant à deviner l’histoire qu’ils dérobent, histoire voilée à nos yeux, déjà écrite quelque part. Quelles figures surgiront sur ce mur ? Vraisemblablement, elles ne seront pas toutes italiennes ; la coutume récente qui restreint à l’Italie le choix des conclaves n’aura plus de sens dans le catholicisme élargi, le trône pontifical redeviendra comme autrefois un siège accessible à tout l’épiscopat, sans acception de races ni de pays. Un des prochains médaillons recevra donc « un pape étranger, » comme on dit à Rome, — et ces mots sont un non-sens : — un pape allemand, slave, anglais, un américain peut-être. Cette dernière hypothèse étonne encore ; pour triompher de nos étonnemens, il faut toujours se représenter ceux qui eussent saisi nos devanciers, s’ils avaient vu tant de choses qui nous paraissent toutes simples. J’allais naguère saluer le cardinal-archevêque de Baltimore dans le vieux séminaire de Saint-Sulpice ; qu’on imagine la confusion d’esprit de M. Olier, sous Louis XIV, si on lui eût dit que sa maison recevrait un cardinal américain. Notre surprise sera moins grande le jour où l’on en verra un sur la sedia gestatoria. Toutefois, ce n’étaient point ces figures que ma pensée évoquait sur la frise de Saint-Paul. J’y cherchais une des figures françaises tant de fois reproduites sur les médaillons plus anciens. Je songeais que cette dernière gloire nous est peut-être encore due : un de ces missionnaires de France, grandi dans la loi des anciens jours et dans l’esprit des temps nouveaux, un fils de notre démocratie qui porterait son génie dans l’église, et qui sortirait du conclave, la tiare au front, pour sceller la réconciliation de cette église et des peuples modernes, pour réaliser dans la chaire du Pêcheur toute la vérité de ce beau titre : Vicaire de la justice divine sur la terre.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.