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travaillant sous les yeux de leur maître à contenter ses passions personnelles ; la campagne diplomatique et militaire d’Allemagne allait être menée, au contraire, avec mollesse, avec dégoût, par des agens mal secondés dans une tâche ingrate et que décourageait d’avance le sentiment de leur impuissance.


III

Il y avait pourtant dans le conseil un ministre qui, par le devoir de sa charge, avait un avis à émettre, et dont l’autorité aurait dû être prépondérante, puisque c’était à lui d’appliquer les résolutions qu’on allait prendre : c’était celui qu’une nomination récente venait d’appeler à la direction des affaires étrangères. Si le marquis d’Argenson n’eut pas à ce moment décisif (comme il le confesse lui-même dans ses mémoires) toute l’influence qui appartenait à sa situation, ce n’est pas que, depuis le peu de temps qu’il avait pris possession de son ministère, il se fût montré aussi dépourvu de capacité propre et de jugement personnel qu’on l’avait cru à la première heure et quelques-uns peut-être l’avaient espéré. Si ceux qui l’avaient désigné au choix du roi avaient pensé s’assurer un écho de leur propre voix dans le conseil et un instrument aveugle de leurs volontés, ils devaient déjà être désabusés. Le marquis, sortant de sa retraite, apportait aux affaires des vues qui étaient le fruit de longues réflexions et dont le moindre défaut assurément était de manquer d’originalité. Comme le nom de d’Argenson est du petit nombre des ministres de Louis XV dont la postérité a gardé le souvenir, et que, de nos jours mêmes, des historiens de renom comme Michelet et des critiques sagaces tel que Sainte-Beuve lui ont fait un regain de popularité ; comme d’ailleurs un rôle important lui est réservé dans le cours des événemens dont le récit va suivre, le lecteur ne sera pas surpris qu’avant de le voir à l’œuvre, je m’arrête un instant pour essayer de pénétrer un caractère dont la singularité même présente une étude qui n’est pas sans intérêt.

J’ai dit quelle surprise avait causée la nomination, à un poste pour lequel la bonne grâce et la finesse d’esprit ont toujours paru nécessaires, d’un homme connu seulement par la rudesse de ses manières et son humeur sombre. L’étonnement eût été bien plus grand encore si l’on avait su que ce solitaire taciturne venait, depuis des années, de consacrer ses loisirs non-seulement à tenir un journal quotidien où tous les événemens et les personnages du