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ai dit : « Croyez-moi, je vous serai utile dans cette place ; je pourrai vous aider par les endroits qui peuvent vous manquer… Ma petite naïveté, ma petite vérité, dont j’ai même quelque réputation, manquent aujourd’hui à nos affaires : tout le monde nous attaque parce que toute confiance à la France manque aujourd’hui. » Et, un peu plus loin, vient un véritable rêve où il se voit appelé à gouverner la France et à jouer auprès de Louis XV (les noms y sont en toutes lettres) le rôle de Sully auprès d’Henri IV[1].

Par malheur, Louis XV ressemblait encore moins à Henri IV que d’Argenson à Sully, et ce n’était ni l’amitié ni la confiance réciproque, mais une rencontre fortuite qui avait rapproché cette fois le souverain et le ministre. Il est plus que douteux que Louis XV, s’il eût bien su à qui il avait affaire, eût fait un tel choix, à une telle date, et pour la tâche à laquelle il avait à pourvoir. Assurément, si l’on examine les écrits de d’Argenson avec nos sentimens d’aujourd’hui et à la lumière des événemens qui ont suivi, on y reconnaît des mérites qu’il serait injuste de contester. Ce n’était pas un esprit d’une portée commune que celui qui saluait, cinquante ans avant 89, et vingt-cinq ans avant le Contrat social, l’avènement de la démocratie, et qui condamnait d’avance toutes les institutions que la génération suivante devait voir disparaître. Savoir faire maison nette, dans son propre cerveau, de toutes ses habitudes d’enfance et de tous ses préjugés héréditaires ; offrir généreusement en sacrifice les privilèges dont sa naissance lui assurait une part, c’était aussi, de la part d’un homme bien né et pouvant aspirer à tout, faire preuve d’une largeur d’idées et d’un désintéressement personnel auxquels il convient de rendre hommage. Mais ces qualités, qu’on peut estimer chez le publiciste ou chez le philosophe, si elles ne sont pas incompatibles, n’ont pourtant rien de commun avec celles qui conviennent à l’homme d’état et surtout au négociateur. En dehors de là, que de signes et d’indications contraires ! Dans l’agencement même du plan de réforme conçu par d’Argenson, dans cette confusion d’élémens contradictoires, — liberté en bas, pouvoir absolu au sommet, — quelle inexpérience, quelle ignorance de la nature humaine, aussi bien de celle des peuples que de celle des princes ! Quel mélange de naïveté et de présomption ! S’imaginer gravement qu’on pourra amener en douceur, et par la voie de la persuasion, un souverain du tempérament de Louis XV à se lancer à l’aventure dans des voies inconnues ! Et un vieux routier comme Fleury, se flatter qu’on pourra le convertir sans même l’avertir ! Puis quelle facilité à se payer de mots et à se débarrasser des objections qui importunent, par des

  1. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 55, 75, 107.