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chair humaine, par bravade d’abord, puis par goût, tuant et mangeant leurs captifs, leurs esclaves, et s’enivrant d’awa. Peu d’années après, ils ne restaient plus que deux : les uns avaient succombé à leurs excès, les autres s’étaient entre-tués ou avaient péri empoisonnés par les indigènes. Quand, vingt ans plus tard, on retrouva leurs traces, un seul vivait encore, au milieu de ses douze femmes et de ses cinquante enfans.

Ce patriarche fut sourd à toutes les sollicitations que lui adressa le capitaine d’une goélette anglaise, désireux probablement de se faire bien venir des autorités en rapatriant cet intéressant personnage, et se refusa obstinément à rentrer dans le giron de la civilisation. Il se méfiait de l’accueil qui lui serait fait, et les souvenirs qu’il avait gardés du pénitentiaire de la Nouvelle-Galles du sud n’étaient pas pour le séduire. Il signifia donc au capitaine qu’il eût à partir au plus tôt, s’il ne voulait pas se trouver exposé, lui et son équipage, à une attaque des indigènes, et le capitaine se le tint pour dit. Le dernier argument dont se servit Paddy Connor pour décider son interlocuteur à le laisser en repos fut que les Canaques appréciaient fort la chair des hommes blancs. Il en avait goûté lui-même et comprenait leurs préférences, cette chair ayant, disait-il, un goût de thon et de bananes mûres, tandis que celle des indigènes, à moins qu’ils ne fussent très jeunes, rappelait le vieux bœuf et contenait trop de tendons. On croirait entendre disserter Brillat-Savarin.


III

C’est toujours un sujet d’étonnement quand on côtoie ces archipels si rians, si riches et si fertiles de l’Océan-Pacifique, de penser qu’on a sous les yeux les dernières citadelles de la barbarie ; qu’elle s’est cantonnée là dans ces forêts verdoyantes, qu’elle y règne depuis un temps immémorial, et que, sous ce climat voluptueux et doux, où tout semble à souhait pour la vie indolente, règnent les passions les plus violentes et les appétits les plus brutaux. Les côtes sont poissonneuses, la terre se couvre de légumes et de fruits ; pour vivre, l’indigène n’a qu’à recueillir sa nourriture : le sol produit sans travail et l’homme récolte sans efforts. On s’imaginerait que l’histoire de ces peuplades, ignorantes du froid, de la faim, des privations et des convoitises, n’est qu’un long poème de paresse, d’amour et de vie contemplative. Peu d’histoires, au contraire, contiennent autant de récits dramatiques, de crimes et d’excès, de vices et de misères, de tortures et de souffrances que celle de ces pays aimés du soleil et privilégiés entre tous. Il semble qu’affranchi de la nécessité de pourvoir par un labeur incessant à ses besoins multiples et quotidiens, l’homme n’applique son