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intelligence qu’à nuire à ses semblables, à les asservir aux exigences des monstrueux caprices d’une imagination oisive et cruelle.

L’histoire des îles Fiji et de leur roi cannibale en fait foi. Situé entre le 15e et le 22e degré de latitude sud, sous les tropiques, l’archipel des Fijis comprend deux cent à deux cent cinquante îles ou îlots, dont quatre-vingts seulement sont habités. Perdues dans cet immense Océan-Pacifique, elles font, sur la carte, l’effet de points minuscules à peine visibles ; mais Viti-Levu, l’une d’elles, est aussi grande que la Jamaïque, Vanua est trois fois plus étendue que l’île Maurice et dix fois plus que la Barbade ; la superficie de cet archipel dépasse celle de toutes les îles anglaises des Indes occidentales, y compris la Trinité. Sur les flancs arrondis des collines, d’épaisses forêts aux nuances variées déroulent tout au long de la côte leur verdure éternelle ; dans les vallées, à l’humus riche et profond, sillonné de nombreux cours d’eaux, croissent en abondance bananiers, arbres à pain, caféiers, orangers, citronniers. Çà et là, des anses sablonneuses, couvertes de cocotiers servant d’estuaires à des rivières navigables jusqu’à une certaine distance dans l’intérieur, offrent des havres naturels, faciles d’accès. Par ces portes toujours ouvertes, la civilisation a fini par pénétrer dans ce royaume du cannibalisme, dont un capitaine marseillais me racontait, il y a quelques années, les mœurs étranges et les singulières coutumes.

Le hasard me l’avait fait rencontrer à Lahaina, capitale de l’île de Mauï, l’une des Sandwich. C’était, comme il s’intitulait lui-même avec une nuance d’orgueil, un vrai chien de mer, tanguant des épaules, au des arrondi, aux jambes arquées, marchant, même à terre, comme balancé par un perpétuel roulis ; il avait le verbe haut, la faconde méridionale, ponctuant ses récits de gesticulations fréquentes et de jeux de physionomie expressifs. Pendant de longues années, il avait commandé un navire baleinier français, puis une goélette havaïenne, et fait un peu tous les métiers. Il connaissait son Océan-Pacifique aussi bien qu’un Parisien ses boulevards ; son humeur curieuse et son amour du gain l’avaient entraîné dans une foule d’aventures dont il était sorti sans trop d’avaries. Il avait connu Thakambau et dû faire avec lui de singuliers négoces, sur lesquels il gardait d’ordinaire un silence discret. Ce jour-là, il se montrait plus expansif, mieux disposé à satisfaire ma curiosité sur ce roi des cannibales, dont la conversion faisait alors grand bruit.

Lui n’y croyait guère, à cette conversion ; il est vrai qu’il était sceptique par nature.

« Thakambau est un malin, disait-il, je le connais de longue date. S’il renonce à l’anthropophagie, c’est qu’il a perdu ses dents ou que sa digestion se fait mal. S’il renvoie ses femmes, c’est qu’il n’en a plus que faire. En un mot, comme en cent, il passe à d’autres