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verdoie. Et cependant on ne prendra pas cette peinture pour une planche d’un traité de botanique, ni cette description pour le texte d’un pareil ouvrage. M. Theuriet ne sait pas seulement les noms des arbres et des graminées ; il sait encore la façon de les dire. Il pense, avec Perdican, que « cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix ; » et, pour peu que vous demandiez, selon le vœu de maître Bridaine, « à quel sexe, à quelle classe elle appartient, » il ne sera pas embarrassé pour répondre : « il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur. » Perdican, il est vrai, murmure cet aveu : « Je n’en sais pas si long… Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout. » M. Theuriet, au contraire, en sait plus long que personne ; mais s’il vous « ravit, » en effet, c’est qu’il trouve encore, avec toute sa science, que cette petite fleur sent bon, c’est qu’il vous en communique l’odeur.

Un tel charme est assez neuf et particulier pour qu’on n’attende guère, de qui en est doué, un autre mérite. Ce peintre est destiné aux fleurs ; cet écrivain, de même, reprendra le chemin des bois, où résonne l’écho de ses vers ; il s’arrêtera sous bois, où flotte le souvenir de sa prose. J’ai entrevu, cependant, il y a quelques jours, certaine série d’aquarelles, dédiées à une autre gloire que celle des roses ou des églantines : deux formes féminines y sont écloses, deux jeunes Américaines, qui sont de nos amies ; et dans ce jardin, qui est celui de l’abbé Constantin, je n’ai pas reconnu seulement ses laitues et ses fraisiers, mais lui-même, en compagnie du lieutenant, son filleul. M. Theuriet, pareillement, place des figures humaines dans ses paysages bocagers ; et ce ne sont pas non plus des apparitions, évoquées du tronc des saules ou de la corolle des campanules, mais les véritables habitans des lieux qu’il décrit, les passans familiers qu’il a salués dans ses promenades. Pas plus que cette feuille ou que cette mousse, les gens que voici ne sont chimériques. S’ils sont présentés par un poète, c’est par celui-là qui, naguère, à tel de ses récits, donnait cet humble sous-titre : « poésie de la vie réelle. » Et c’est pourquoi, s’il plaît à quelqu’un de les y appeler, ils peuvent se produire sur la scène. M. Theuriet, sans doute, n’avait pas voué à cet emploi, dès leur naissance, les personnages de Raymonde[1] ; une dizaine d’années durant, il les a laissés dans la paix et le silence du livre. Un jeune homme zélé, M. Morand, s’avise de les faire gesticuler et parler au théâtre : soit ! La prétention serait vaine si ces personnages n’étaient que des silhouettes ; mais, par bonheur, ils sont vivans.

La poésie de la vie réelle, — on ne saurait mieux définir la puissance par laquelle ce premier tableau gagne les cœurs. Pour décor, la « salle » d’une maison champêtre : au fond, près de la fenêtre

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 1er et du 15 mai 1870.