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se retrouvent à toutes les lignes, dans une correspondance qui, de 1740 à 1745, ne cessa pas d’être très active entre l’auteur inconnu et son illustre confident. Une autre pensée paraît s’être aussi emparée de l’esprit de Voltaire et ne l’avait plus quitté : c’était de rapprocher, malgré la distance qui séparait Berlin de Paris, d’Argenson de Frédéric, et d’établir ainsi, sous les auspices des idées philosophiques qui leur étaient communes, un lien d’estime et de correspondance entre les deux grandes amitiés dont il s’honorait. Ce dessein paraît dater même chez lui de l’époque où Frédéric, encore prince royal, lui témoignait toute la déférence d’un écolier pour son professeur. Puis, quand le nouveau roi de Prusse lui fit, comme je l’ai raconté, la galanterie de lui adresser, avant toute autre visite, l’envoyé qui allait faire part à Louis XV de son avènement. Voltaire n’eut rien de plus pressé que de partager cette politesse avec d’Argenson.

« Il n’est pas juste, monsieur, lui écrivait-il, que je laisse partir le digne envoyé de Marc-Aurèle sans saisir cette occasion de dire encore combien je suis enchanté qu’il y ait un tel roi sur la terre, et sans le dire à vous, monsieur, qui étiez né pour être son premier ministre. Je crois que M. de Camas (l’envoyé de Frédéric) aimera mieux la France quand il vous aura vu. » — Un peu plus tard, revenu d’une entrevue avec Frédéric : « Le Salomon du Nord, écrit-il,.. m’a parlé souvent de ceux qui font le plus d’honneur à la France : il a voulu connaître leur caractère et leur façon de penser. Je vous ai mis à la tête de ceux dont on doit rechercher les suffrages ; je voudrais que vous me marquassiez si on ne désire pas qu’après avoir écrit comme Antonin, l’auteur vive comme lui. Je voudrais enfin quelque chose que je pusse lui montrer. » — Valori, ami personnel de d’Argenson, entrait volontiers dans la pensée de ce rapprochement, et se lit à plus d’une reprise l’intermédiaire d’un échange de complimens entre ceux que Voltaire nommait ses protecteurs et qu’au fond de l’âme il regardait comme ses élèves. Il ne paraît pourtant pas que ce jugement du poète ait fait grande impression sur l’esprit de Frédéric : j’en ai du moins cherché vainement la trace dans ses mémoires et dans sa correspondance. Quant à d’Argenson, au contraire, il semble bien s’être laissé convaincre qu’avec Frédéric la vertu et le génie étaient montés sur le trône, et Chambrier, au moment de la nomination, rapporte qu’on lui avait entendu dire qu’il fallait vivre en intimité avec un si grand prince et le regarder comme un oracle[1].

  1. Voltaire à Frédéric, à d’Argenson. (Correspondance générale, 8 mai 1739, 8 janvier, 18 juin, 6 juillet 1740 ; 8 janvier 1741 ; 8 août 1743.) — Chambrier à Frédéric, 20 novembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. II, p. 399.