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puissante ni une bourgeoisie riche. Point de vie intellectuelle : la sablière ne produisait pas d’idées. La réforme et la renaissance à Berlin ressemblent à la réforme et à la renaissance allemandes telles qu’elles se sont manifestées à Wittenberg et à Nurenberg, comme un mendiant de Callot à un gentilhomme de la cour des Valois. Personne ne pouvait prévoir à la fin du XVIe siècle que Berlin deviendrait jamais la capitale d’un grand état; personne ne pouvait deviner ni même pressentir la Prusse. C’est l’électeur qui, par une habile politique de famille, en plaçant bien ses filles et ses fils, a fait, au XVIIe siècle, des acquisitions qui ont accru sa principauté au point d’inquiéter la cour impériale, où l’on faisait déjà au Hohenzollern l’honneur de le traiter comme le rival de l’avenir. Mais ces territoires sont éparpillés sur la vaste étendue de l’Allemagne. Le duché de Prusse est au-delà de la Vistule, en terre polonaise; Magdebourg est sur l’Elbe, Minden sur le Wéser, Clèves sur le Rhin. Prussiens, Brandebourgeois, Clévois ne se connaissent pas et n’ont pas le désir de se connaître ; ils ont vécu chacun chez eux sous le régime de la longue anarchie germanique. La guerre de trente ans s’ouvrait au moment où l’électeur héritait de la Prusse et des duchés rhénans; au cours de cette guerre, chacun de ces fragmens a souffert le martyre sans que l’un songeât à secourir l’autre, sans que leur commun prince en pût défendre aucun. Dans cette lutte gigantesque où la politique et la religion étaient mêlées, et dont le champ s’étendait de l’Océan au Niémen, de la Suède à la Sicile, les provinces des Hohenzollern ont été foulées horriblement. Les duchés du Rhin ont servi de terrain de bataille aux Hollandais et aux Espagnols, la Prusse aux Suédois et aux Polonais, le Brandebourg aux Suédois et aux impériaux. Au vrai, l’électeur, après avoir recueilli ses héritages, possédait trois enclumes sur lesquelles frappaient six marteaux.

A la fin de cette guerre, en l’année 1648, quand la paix de Westphalie organise l’Europe moderne, où donc était ce que nous appelons la Prusse? Ni dans la nature, qui a préparé une Italie, une France, une Espagne, une Angleterre, une Allemagne, mais non pas une Prusse; ni dans l’histoire, qui n’avait rien fait pour donner au même prince ces sujets nés si loin les uns des autres et qui avaient vécu de vies si différentes. Alors encore la Prusse était dans la tête de l’électeur, comme Minerve, avant le coup de hache, dans la tête de Jupiter. L’électeur (il s’appelait à cette date Frédéric-Guillaume et on l’a surnommé le Grand) commença par retirer des flammes de la guerre les morceaux calcinés de sa principauté. Il apprit à ses sujets de toutes les rives à se considérer comme les membres d’un même corps. Il ne put faire un pays prussien, car on ne compose pas un pays avec des lisières, mais il fit un état prussien.