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que l’unité de l’Allemagne coûte cher au monde, et qu’il n’est point juste qu’une crise parlementaire allemande agite l’Europe entière. De pareils procédés ne peuvent longtemps se soutenir. Ces convulsions énervent le corps qui les subit : le tétanos n’est pas un système de gouvernement.

Certes il faut être autorisé par des raisons très sérieuses pour oser dire que ce puissant édifice de l’empire allemand n’est point solide; mais, si grands que soient les hommes qui l’ont bâti, ils ne peuvent résister longtemps à la force des choses. L’unité de l’Allemagne a été longtemps désirée; elle était prévue et prédite, mais elle a été faite brusquement. Les esprits y étaient préparés par l’histoire et par les lettres, par la politique et par la poésie, par des raisons et par des chansons, mais elle a été improvisée. Elle est l’œuvre des siècles et l’œuvre d’un jour, une conséquence et un accident. Elle ne pouvait être accomplie que par la Prusse, et la Prusse, qui a eu son développement propre et son histoire très particulière, ne pouvait constituer l’Allemagne qu’à la façon prussienne, mais l’Allemagne ne peut s’accommoder à jamais du régime prussien. C’est pourquoi les fondateurs de l’empire sont inquiets. Ces puissans sont tristes. Le vieil empereur, comme jadis Charlemagne, regarde parfois avec anxiété vers l’avenir. Son fils a la terreur de l’inconnu. Son petit-fils se raidit contre les dangers futurs, et des paroles qu’il a prononcées sont des expressions de haine et des menaces. Très sombre enfin est la philosophie de M. de Moltke. On ne peut reprocher à ces hommes cette forme de l’infatuation qui est la sécurité. Ils ont les yeux grands ouverts et l’attitude vigoureuse de la défensive. Ils savent qu’il était plus aisé de vaincre sur les champs de bataille et d’improviser une constitution que de faire vivre l’incohérente Allemagne sous la rigueur de la loi prussienne. M. de Bismarck a exprimé à plusieurs reprises et en termes très clairs ses inquiétudes. L’indiscret confident de ses pensées, M. Busch, ne nous a-t-il point dit qu’on verrait en Allemagne, après la mort de son maître, des folies, courtes peut-être, mais qui pourraient faire un mal irréparable? Les discours du chancelier commentent ces prévisions pessimistes. Un jour, il déclare qu’il aime mieux voir élever la jeunesse dans des séminaires ecclésiastiques que dans les universités, reniant ainsi par défiance de l’esprit libéral une des gloires incontestées de l’Allemagne. Au lendemain même des élections, il parle des difficultés intérieures, qui lui semblent aussi graves que les périls du dehors. Ainsi, du vivant même des trois héros de l’unité allemande, on entend avec étonnement ces pronostics attristés. La mélancolie du soir s’est mêlée tout de suite au sourire de l’aurore.

Qu’adviendra-t-il de l’œuvre quand les ouvriers auront disparu ;