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je ne veux pas tout désapprouver en leur entreprise. Dans nos langues modernes, où tant de vocables différens d’origine et de signification sont devenus semblables entre eux pour l’oreille, le mot ne se grave pas seulement dans l’esprit par le son, mais encore par l’aspect. A défaut d’orthographe, il faudrait recourir à un commentaire explicatif, comme font les (Chinois, et comme nous faisons nous-mêmes quand nous disons : le nom de nombre cent, le sang qui coule dans nos veines.

Une fois encadré dans une locution, le mot perd son individualité et se désintéresse de ce qui arrive au dehors. Il n’est donc pas exact de parler, même à titre d’image, ainsi que le fait M. Darmesteter, de la vie et de la mort des mots. Tel ne dit plus rien à l’intelligence, qui continue de figurer dans un contexte où il est perçu non en tant que mot, mais en tant que partie intégrante d’un ensemble. Dans ce réduit où il est confiné, on le voit qui échappe aux changemens de la langue, aux révolutions de l’usage et des idées. Nous disons rez-de-chaussée, quoique rez (rasus) soit sorti du parler habituel. Faire un pied de nez se maintient en dépit du système métrique. Nous avons toujours des rhumes de cerveau, quoique aux yeux de la médecine moderne le cerveau soit bien étranger à l’affaire.

La catachrèse, pour laquelle la linguistique nouvelle semble avoir une sorte de prédilection, n’est qu’une face particulière de ce fait général. Monter à cheval sur un âne n’a rien de plus extraordinaire qu’un beefsteak de cheval. Aussitôt qu’un mot est entré dans une locution, son sens propre et individuel est oblitéré pour nous, comme si c’était le mot d’une langue étrangère. Ces sortes d’incohérences frappent habituellement les étrangers plus que nous, surtout s’ils ont appris la langue non par l’usage, mais par des méthodes scientifiques. De là le purisme qu’affectent volontiers les étrangers qui parlent ou écrivent le français pour l’avoir appris à l’Université.

On peut tirer de cet ordre de faits quelques réflexions sur la manière dont se modifient et se décomposent les langues. Si l’on s’en rapportait aux enseignemens de la seule phonétique, les mots se transformeraient un à un, chacun pour soi, selon son nombre de syllabes, selon la place de l’accent, conformément à des règles invariables. En outre, les désinences destinées à périr s’éteindraient simultanément dans tous les mots de même espèce. La construction se modifierait d’une manière uniforme dans toutes les phrases composées des mêmes élémens logiques. Mais il n’en est rien. Cette régularité n’existe point, parce qu’une langue n’est point un simple assemblage de mots, mais qu’elle renferme des groupes déjà assemblés