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et pour ainsi dire articulés. Dans les inscriptions chrétiennes des premiers siècles, on voit qu’au milieu d’un latin extrèmement incorrect et déjà à moitié roman subsistent des formules entières d’une latinité très supportable : ce sont les formules qu’un usage quotidien empêchait d’oublier et dont une connaissance préalable dispensait d’analyser et de comprendre les élémens. Un peuple qui désapprend sa langue ressemble un peu à l’écolier qui récite une leçon à moitié sue : s’il y a des morceaux dont les mots ne se présentent qu’isolément et imparfaitement à sa mémoire, il y en a d’autres qui reviennent en bloc et passent tout d’une haleine. Nous observons encore quelque chose de semblable quand deux idiomes se côtoient et se mêlent, par exemple sur les frontières de deux pays; ce ne sont pas seulement des mots, mais des phrases qui vont d’un peuple à l’autre. L’étude de M. Schuchardt sur le mélange des langues en fournit des exemples aussi étranges que variés.

On enseigne, non sans raison, que les cas de la déclinaison latine n’existent plus en français : cependant leur et Chandeleur sont des génitifs pluriels ; sire est un vocatif, fils un nominatif. Ce n’est sans doute point par un don spécial de longévité qu’ils ont survécu à leurs congénères : c’est grâce aux locutions où ils étaient comme embaumés.

Fèvre, en ancien français, signifie « ouvrier » (faber) : orfèvre conserve la construction latine. Quand nous disons la grand’rue, la grand’mère, nous parlons la langue du XIIIe siècle. Vrais blocs de latin ou d’ancien français que charrie la langue d’aujourd’hui, sans égard pour les changemens nouveaux dans la grammaire et dans la construction.

Beaucoup de faits qui surprennent à première vue deviennent clairs si l’on a présent à l’esprit ce rôle des locutions dans l’histoire de la langue. Il arrive souvent qu’un mot a l’air de ne pas correspondre exactement à l’idée, parce qu’il est seulement le tronçon ou le débris d’une expression plus complète. En effet, après que l’homme a trouvé un signe pour sa pensée, son premier besoin est de rendre ce signe aussi maniable que possible. De là des abréviations qui peuvent dérouter l’étymologiste, mais qui, dans l’usage quotidien, n’enlèvent rien à la valeur réelle de l’expression. En pareil cas, la partie vaut le tout : souvent même elle est préférable, comme une représentation plus courante et plus commode. On dirait, selon une remarque très juste de M. Darmesteter, que ces locutions ainsi ramassées sur elles-mêmes en ont d’autant plus de sens et de vigueur. Mais il est clair que ces raccourcissemens échappent à tous les classemens. Fusil, dans notre vieille langue,