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M. Darmesteter et M. Hermann Paul ont laissé de côté une question qui était autrefois la première sur laquelle se jetaient linguistes et philosophes: la question d’origine. Ce n’est pas que la science, en atteignant sa maturité, se désintéresse des ambitions et des rêves de sa jeunesse; mais elle pense avec raison que le meilleur moyen de résoudre le problème des origines, c’est d’abord de bien connaître les époques directement observables. La faculté qui a produit le langage n’est pas éteinte ; elle est seulement réduite à des emplois plus restreints et plus modestes. Celui qui constate de quelle manière les sons se transforment commence à entrevoir de quelle manière ils se sont d’abord développés.

On s’étonnait, au temps de Socrate et de Cratyle, des mêmes inconséquences de langage que nous venons de relever ; mais au lieu d’en chercher tout simplement les causes dans l’histoire, on posait sans intermédiaire à question : le langage est-il l’œuvre de la nature ou de la convention? Un problème pareil était agité dans le même temps dans les écoles des brahmanes. Toutes ces longues et mémorables discussions nous en ont moins appris qu’une série d’observations bien faites. Il faut donc souhaiter que la sémantique continue d’accroître ses simples, amusans et instructifs rapprochemens; elle nous fait pénétrer dans l’atelier, toujours en activité, où s’élabore la plus populaire et la plus utile des créations de l’homme.

Grandis dans le maniement du langage, dont à chaque progrès de notre raison nous avons mieux appris à mettre en jeu le mécanisme, nous ne soupçonnons ni la puissance ni la complexité de l’instrument. Pour nous en rendre compte, il faudrait, par un effort dont peu d’hommes sont capables, chercher à accomplir directement, et sans le secours des mots, quelque opération mentale un peu compliquée. On verrait alors de quel prix est le langage. Mais il y a encore un autre moyen de vérifier la force de cet agencement : c’est de prendre une page d’un livre et de compter combien de mots correspondent à un objet réel, combien à une pure abstraction de l’esprit. On reconnaîtra que les mots de la seconde espèce dépassent considérablement ceux de la première. Et je ne parle pas seulement ici de ces mots si nombreux, tels qu’articles et conjonctions, qui sont là pour satisfaire aux exigences spéciales du discours ; mais je parle des substantifs, je parle des termes qui peignent et qui sont choisis exprès pour frapper l’imagination ou émouvoir les sens. Les descriptions les plus exactes et les plus frappantes, même celles de nos romanciers et de nos poètes modernes, contiennent quantité de mots qui n’ont aucune vérité objective. C’est que le langage est, à sa manière, une œuvre d’art, ayant