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longtemps. Il a dit lui-même que le seul moyen d’échapper à l’hypocondrie est d’aimer autre chose que soi. La fatuité a ses délices, mais des délices trompeuses, mêlées de cruels dégoûts; pour que le fat fût parfaitement heureux, il faudrait que l’univers s’occupât de lui autant qu’il s’en occupe lui-même, et l’univers a tant d’autres choses à faire ! Hegel pensait que le secret du bonheur est de sortir de soi-même, et ce genre d’exercice lui était plus facile qu’au commun des martyrs. Outre sa métaphysique, il cultivait avec une égale ardeur la littérature grecque et le calcul infinitésimal, les sciences naturelles et l’histoire; il aimait la peinture, la poésie et la musique; il s’intéressait passionnément à la politique courante. « Ne sois pas un bonnet de nuit, a-t-il écrit quelque part, mais sois toujours éveillé. Les bonnets de nuit sont muets et aveugles. Quand tu as les yeux ouverts, tu vois tout et tu dis à chaque chose ce qu’elle est. C’est la fonction propre de la raison, et c’est par là qu’elle possède le monde. » Au surplus, il avait tous les goûts qui aident à passer le temps : il aimait le théâtre, le whist, l’entretien des jolies femmes, et, ce qui est admirable, il savait tirer parti des ennuyeux; on s’étonnait quelquefois du plaisir qu’il semblait trouver dans la société d’hommes fort médiocres. Jamais philosophe ne fut plus universel et ne sut mieux se prêter au monde, sans se donner à lui.

C’est surtout dans les lettres qu’il écrivit à son ami Niethammer, de 1808 à 1816, que se révèlent les côtés fiers et mâles de son caractère. Niethammer, qu’il avait raison d’appeler le roi des amis, et dont il sollicita plus d’une fois l’assistance dans ses embarras et ses détresses, était un Wurtembergeois qui, après avoir été professeur à Iéna, puis à Wurzbourg, était entré dans l’administration bavaroise, à titre de conseiller à la section des études. Les commencemens de Hegel n’avaient été ni faciles ni doux. Dès l’âge de vingt-trois ans, il avait dû gagner sa vie, et il fut pendant sept années précepteur à Berne d’abord, puis à Francfort. « Pour les gens qui ont de l’argent en poche, disait-il, le monde va toujours bien. » Mais sa poche était souvent vide. Son père, petit bourgeois et petit fonctionnaire, mourut en 1799; il n’hérita de lui qu’un peu plus de 3,000 florins. Il les employa à s’établir à Iéna, où il fut Privat-Docent, puis professeur extraordinaire avec un traitement dérisoire de moins de 400 francs.

Quand l’invasion française rendit Iéna inhabitable, il se résigna, pour ne pas mourir de faim, à prendre la direction du journal politique de Bamberg, qui était un simple bulletin de nouvelles. En 1808, l’obligeant Niethammer lui fit offrir, faute de mieux, la place de recteur ou de proviseur du chétif gymnase de Nuremberg. De telles fonctions, aussi assujettissantes que modestes, n’avaient rien d’attrayant pour un homme de génie dont le premier livre avait fait beaucoup de bruit.