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l’empereur, cette âme du monde ; il a traversé la ville pour aller faire une reconnaissance. C’est une prodigieuse sensation que de contempler, assis sur un cheval et n’occupant qu’un point dans l’espace, l’homme qui tient le monde dans sa main. »

Il avait reconnu l’ouvrier du destin dans ce conquérant qui mettait les rois en fuite et qui disait comme le Seigneur des armées : « Que ce qui doit être retranché soit retranché! Que ce qui doit mourir aille à la mort! « Il savait que ce missionnaire d’une foi nouvelle ferait sortir quelque chose des vieilles poussières que remuait le sabot de son cheval, et il attendait le rajeunissement de l’Allemagne de celui qu’il appelait aussi u notre grand professeur de droit public. » Il n’était pas seul à raisonner ainsi. Le 7 octobre 1808, Knebel lui écrivait qu’à Weimar, Napoléon avait charmé, séduit tout le monde; que cet homme aux longues pensées et aux actions rapides avait conquis tous les cœurs : « Son visage, où est empreinte cette vague mélancolie, qui, selon Aristote, est la marque de tous les grands caractères, révèle non-seulement la puissance de son esprit, mais une vraie bonté de cœur, que les événemens et les durs labeurs de sa vie n’ont pu détruire. Bref, on est enthousiaste du grand homme. Il s’est entretenu deux fois assez longuement avec Goethe, et peut-être a-t-il voulu donner un bon exemple aux souverains allemands et leur apprendre à honorer les grands talens. »

L’Allemagne était à cette époque aussi mal gouvernée que mal administrée. Le pouvoir était mystérieux, insolent et tracassier, et les classes privilégiées étaient disposées à lui tout permettre pourvu qu’il ne supprimât aucun abus. «Il n’y a nulle part, disait Hegel, ni justice, ni garanties d’aucune sorte, ni esprit public; je ne vois partout que le régime du bon plaisir et des décisions arbitraires.» C’était l’injustice et c’était la confusion ; on avait la centralisation comme en France, mais on y ajoutait le désordre. « Il n’y a chez nous, disait-il encore, aucune autorité qui ait une sphère délimitée d’action. Les fonctionnaires haut placés se croient tenus de faire eux-mêmes ce qu’ils devraient laisser faire à leurs subalternes. Du haut en bas de l’échelle, nous n’avons ni cet esprit de sacrifice, qui accorde quelque chose aux inférieurs, ni cet esprit de confiance, qui associe tout le monde à l’œuvre commune et sans lequel il n’y a pas de liberté possible. La France nous a donné déjà bien des leçons; nous sommes lents, mais nous finirons par nous former. « Il n’était pas exigeant; un peu d’air, un peu de lumière, un peu de publicité, c’était tout ce qu’il demandait. Il souhaitait que, comme le gouvernement français, les princes allemands eussent quelquefois des entretiens avec leur peuple sur leurs intérêts communs, qu’ils prissent la peine de lui expliquer de temps à autre l’état de leurs affaires et de leurs finances, leurs revenus et leurs dettes, l’organisation