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l’éternel devenir, et il avait raconté l’évolution de l’idée dans la nature, les laborieuses et inévitables métamorphoses de la conscience humaine à travers les siècles. Mais en vieillissant, il inclinait à penser que la destinée avait dit son dernier mot; que, comme lui, le genre humain avait atteint sa dernière étape; qu’il ne restait plus qu’à s’installer dans le meilleur des mondes possibles et à s’y trouver bien. Lui qui avait demandé autrefois aux gouvernemens de donner beau- coup de garanties à leurs sujets et beaucoup de publicité à leurs actes, il commençait à croire que le silence est d’or et que les amateurs de réformes sont des esprits mal faits, des brouillons. « Hegel, a dit Heine, est le plus grand philosophe que l’Allemagne ait enfanté depuis Leibniz. Il se fit couronner à Berlin, et malheureusement il se fit oindre aussi quelque peu. » Il était arrivé, il était content de l’univers et il voulait que tout le monde le fût. Ce puissant assembleur de nuages, ce Jupiter olympien avait déposé sa foudre et décrété le beau fixe. Quand il entendit au loin les premiers grondemens de la révolution de juillet, il s’écria en colère: « Qui donc se permet de tonner là-bas? » Les plus grands esprits ont leurs bornes, il avait trouvé les siennes, et lorsqu’il mourut du choléra, le 14 novembre 1831, il avait achevé sa tâche et épuisé son génie.

Après lui avoir dressé des autels, l’Allemagne le méconnaît. Les orthodoxes ont décidé depuis longtemps qu’il avait le pied fourchu, les libéraux réprouvent son quiétisme politique, les chauvins censurent son impartialité universelle et sereine, les empiriques lui en veulent d’avoir donné au monde un système de plus, les positivistes lui reprochent d’avoir dit trop souvent : « Cela est parce que cela doit être. » Mais tel de ses détracteurs pratique clandestinement la méthode qu’il inventa, et ceux qui affectent de le mépriser dissimulent avec soin les emprunts qu’ils lui font. Son œuvre n’était pas de celles qui s’écroulent tout entières. On admirera toujours dans ce Souabe transplanté à Berlin un esprit d’une rare puissance, d’une prodigieuse étendue et, sans doute, le plus grand semeur d’idées que ce siècle ait connu.


G. VALBERT.