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III.

Si nous ne pouvons saisir en nous cette pensée absolument pure et séparée de tout organe qui, pour Platon même et Aristote, était plutôt divine qu’humaine, ce n’est pas à dire que la connaissance puisse s’expliquer tout entière par un mécanisme passif, comme le croient les sensualistes de nos jours. Il y a d’abord une chose qui demeure irréductible à l’action du dehors et qui suppose quelque coopération du dedans : cette chose est la sensation même, qui est la façon originale dont la conscience est affectée. La conscience traduit selon sa nature propre les choses extérieures, et leur répond en son langage. Nous renversons donc le point de vue des platoniciens et des kantiens, qui voient dans la sensation la part du dehors, et dans le rapport des sensations la part de la conscience : selon nous, c’est au contraire le rapport des sensations qui est un ordre imposé du dehors et plus ou moins extérieur, tandis que la sensation même, avec sa couleur indéfinissable et sa qualité spécifique, est l’apport propre de la conscience, irréductible au mécanisme et à la seule action des objets matériels. En d’autres termes, c’est la sensation même qui est « intellectuelle; » c’est elle qui est déjà un commencement de connaissance par ce seul fait qu’elle est déjà accompagnée d’une conscience spontanée. Selon M. Lachelier, on peut sentir sans savoir qu’on sent, et par conséquent Platon aurait raison de dire que la sensation est étrangère à toute connaissance, aveugle et obscure. Nous ne saurions l’admettre. Une sensation, selon nous, n’existe en elle-même qu’à la condition d’exister aussi pour soi à quelque degré, et il n’y a pas plus de sensation absolument inconsciente que de souffrance inconsciente; or, par cela même qu’un état de conscience est senti, on peut dire aussi que, dans la même mesure, il est connu. Il n’est pas besoin d’y faire descendre d’en haut la vérité comme une lumière divine; son être et sa vérité immanente, c’est d’être perçu : esse est percipi, disait Berkeley. Platon et ses disciples auront beau répondre que la sensation meurt en naissant, qu’elle n’a pas même le temps de se « nommer, » de se distinguer du reste: cela n’est vrai qu’à moitié; en tout cas, jusque dans l’instantanéité il y a pourtant une réalité, et, comme cette réalité se sent elle-même, il y a une vérité : un éclair est encore une lumière. La connaissance, au sens le plus large de ce mot, indique seulement l’existence d’une chose pour la conscience et dans la conscience, existence saisie telle qu’elle est, représentée d’une manière identique à sa réalité. Cette « représentation adéquate, » la sensation,