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qui se forment tout seuls. Le raisonnement procure donc une espèce de « vision logique » qui remplit les lacunes de la vision réelle. Cette vision peut même aller jusqu’à l’hallucination : elle ne fait alors que mettre mieux en lumière les lois mécaniques qui la régissent. Au sortir d’une phase de sommeil hypnotique qui avait duré quelques minutes, une malade s’imagine qu’elle a dormi plusieurs heures; M. Binet lui répond qu’il est deux heures de l’après-midi, quoiqu’il soit en réalité neuf heures du matin; aussitôt la malade ressent la faim la plus vive. M. Binet voit là un raisonnement qui arrive mécaniquement à se réaliser : « Il est tard, donc j’ai faim; » et la conclusion est une hallucination cérébrale. Une malade de M. Richet, transformée par suggestion en archevêque de Paris, croit voir le président de la république, lui présente ses complimens de nouvel an et écoute la réponse du président en disant à voix basse : « Eau bénite de cour. » Une autre, transformée par suggestion en général d’armée, voit des chevaux, des aides-de-camp, donne des ordres, se sert d’une longue-vue. Dans ces exemples, M. Binet croit qu’on saisit sur le fait « le travail logique de l’esprit qui tire toutes les déductions possibles du thème qu’on lui impose. » Seulement, dans ces cas maladifs, la vision idéale surpasse en intensité la vision réelle. De même pour l’abbé somnambule cité par M. Bersot et qui écrivait des sermons pendant ses accès. Un jour, on plaça une feuille blanche sur la page d’écriture qu’il venait de terminer : il se relut sur cette page blanche, faisant çà et là des ratures et des corrections qui coïncidaient exactement avec le texte placé dessous. Il accomplissait ainsi son travail logique sur une image hallucinatoire, mais parfaitement exacte, de la page écrite : « il remplaçait la vue par le raisonnement. »

Quoique M. Binet ait étendu à l’excès le terme de raisonnement, on peut lui accorder que le raisonnement automatique, conscient ou non de lui-même, fait le fond de la perception, de l’abstraction, de la généralisation, du souvenir, de tout ce que Platon appelait les opérations « discursives » de la pensée. La mécanique n’étant, après tout, que la logique appliquée à la quantité et au mouvement, il n’est pas étonnant que la logique soit elle-même une sorte de mécanique idéale : les lois du mouvement extérieur et les lois du mouvement interne des images nous semblent foncièrement identiques. Nous généraliserons même encore plus que M. Binet. Selon nous, le raisonnement est la contre-partie mentale de la grande loi du mécanisme : conservation de la force. Cette loi, en effet, veut que tout mobile persévère dans son mouvement tant qu’une autre force ne l’en détourne pas, et qu’il suive toujours la ligne de la moindre résistance. Une première expérience a réuni dans l’esprit de l’enfant la brûlure à la flamme et produit