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qu’incertain lui-même entre eux, il va sans cesse de l’un à l’autre, non sans plier à chaque pas sous l’amoncellement de ses notes, et qu’en vain il affecte la décision et la sécurité, il manque du point fixe qui devrait servir de repère à ses excursions, de but à ses démarches et de centre à son livre.

Si nous en voulions croire Laboulaye, dans son édition, — et M. Zévort, qui l’a suivi de trop près, à mon sens, — l’Esprit des lois ne serait qu’une continuation des lettres persanes : j’entends une satire politique habilement voilée, un pamphlet allusif dans le goût du Prince Caniche ou de Paris en Amérique. Partout donc où Montesquieu parle de despotisme, c’est la Perse antique, la Turquie moderne ou la régence d’Alger qu’il faudrait entendre ; lorsqu’il écrit Démocratie, ce serait tantôt Rome et tantôt l’Angleterre ; et enfin et surtout ce qu’il dit de la Monarchie, il faudrait constamment le prendre de la France du XVIIIe siècle, la France du régent et celle de Louis XV. Comme les Caractères et comme le Diable boiteux, l’Esprit des lois deviendrait ainsi ce que l’on appelle un « livre à clé ; » et, moins absolu qu’autrefois en ce point, je n’en repousse pas tout à fait l’idée. Car, l’interprétation n’a peut-être pas l’avantage, comme le croyait Laboulaye, de « rajeunir Montesquieu, » — elle l’envieillirait plutôt, — mais elle peut servir à le justifier, entre autres critiques, de celles que l’on adresse à sa théorie des « principes » des trois gouvernemens. S’il fait de la vertu le principe des gouvernemens démocratiques, et de l’honneur celui des monarchiques, ce n’est pas qu’un démocrate ne puisse aimer l’honneur, ou que la vertu soit exilée nécessairement des monarchies, c’est tout simplement que l’honneur, c’est-à-dire le sentiment de la dignité personnelle, était, en son temps, le principal ressort de la noblesse française, et la vertu, c’est-à-dire l’amour des institutions politiques de l’Angleterre, le principe effectif de la puissance britannique. Admettons donc, sans difficulté, qu’il se soit glissé dans l’Esprit des lois plus d’une intention de satire, et que non-seulement une cour ou un parlement, mais plus d’un ministre et plus d’un traitant aient « posé » devant Montesquieu. Le brillant auteur des Lettres persanes pouvait-il, en effet, renoncer à ces allusions malignes où il excellait ? Pour ne pas découvrir, jusque dans les matières les plus graves, un peu de ridicule, n’était-il pas d’ailleurs un observateur trop attentif ; un artiste aussi trop complaisant à lui-même pour ne pas s’en amuser ? Et enfin, s’il faut tout dire, dans les salons qu’il fréquentait, chez Mme du Deffand ou chez Mme Geoffrin, pourquoi voudrions-nous qu’il eût compromis sa réputation d’homme d’esprit ?

Il convient seulement de ne rien exagérer ; et, à ce propos, pour qu’on l’accepte, M. Sorel a très bien montré qu’il fallait aussitôt et rigoureusement limiter cette interprétation. Les procédés de