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pas cru devoir discuter plus à fond le problème de la liberté ? Libres ou non, esclaves de la fortune ou artisans de nos destinées, toute société des hommes n’est-elle pas effectivement fondée sur l’hypothèse, ou, comme disent les philosophes, sur le postulat de la liberté ? Quelle est la loi pénale qui ne suppose la liberté de celui qu’elle frappe ? la loi civile qui ne dérive du consentement ou du vœu des parties ? la loi politique dont un accord fictif ou réel des volontés ne soit l’origine, le principe et la sanction ? Et c’est encore pour cela qu’en dépit de beaucoup d’erreurs, qu’il ne pouvait guère éviter, et d’un peu d’utopie, sans laquelle il ne serait pas tout à fait de son siècle, Montesquieu est si modéré, et au fond si peu révolutionnaire. « Il est quelquefois nécessaire, a-t-il encore dit, de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer tant de solennités, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger. » Bossuet lui-même n’a pas mieux parlé de ce quelque chose d’inviolable sans lequel la loi n’est pas tout à fait loi.

Il y a toutefois une différence entre, l’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte et celui de l’Esprit des lois : il y en a même plusieurs, mais je n’en retiens ici qu’une seule. Tandis que Bossuet fait de la religion le fondement mystique de l’institution sociale, c’est le respect de l’institution sociale dont on peut dire qu’il fait lui seul toute la morale, toute la philosophie, toute la religion de Montesquieu, Nous sommes nés pour la société, pour en exercer les devoirs, sans en attendre, en les exerçant, d’autre récompense que d’en avoir, chacun pour notre part, entretenu le culte. Ou encore, quand la société n’aurait d’autre objet qu’elle-même, non-seulement nous serions tenus de toutes nos obligations envers elle, mais c’est alors qu’il faudrait nous y attacher plus étroitement que jamais. Et ce dernier trait, si je ne me trompe, en achevant de caractériser l’homme, achève aussi de mesurer l’influence, et de préciser la portée de l’œuvre. C’est par là, en effet, qu’il, a surtout agi, que le publiciste a conquis, qu’il a gardé longtemps la confiance et l’autorité que nous ne reconnaissons plus aux théologiens. C’est par là que son œuvre, si quelques parties en ont peut-être vieilli, n’a pas péri tout entière, que la vie continue toujours, de circuler sous ses rides, que sa bienfaisante influence n’a pas cessé d’opérer sur ceux mêmes qui l’ignorent. Et c’est par là, enfin, que Montesquieu, si Français cependant, et voire un peu Gascon, est presque un plus grand homme, encore dans l’histoire de la pensée européenne que dans celle de la littérature française.


F. BRUNETIERE.