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musique du moins ; elle l’a maintenu dans une étroite sujétion. Elle ne l’a pas, comme l’église latine, traité en enfant, et longtemps en enfant gâté, avec l’indulgence d’une mère ou d’une nourrice, mais bien plutôt en serviteur, en esclave, avec la sévérité d’une maîtresse dédaigneuse. Elle semble avoir toujours gardé pour lui quelque chose des répugnances des iconoclastes. Elle s’est appliquée, par une sorte d’ascétisme, à le réduire à l’état de symbole, d’emblème immatériel, de signe hiératique, lui interdisant toute aspiration indépendante, lui refusant toute vie propre. Pour ne pas le laisser dévier de son but mystique et s’humaniser pour le plaisir des yeux, elle l’a emprisonné dans des types conventionnels, immobilisés pour les siècles. Cela était surtout vrai des précepteurs religieux des Russes, les moines grecs du bas-empire ; ils semblent s’être ingéniés à dépouiller l’art sacré de tout charme sensible, proscrivant de la musique, comme de la peinture, tout attrait charnel, jusqu’à leur enlever toute trace de leur première beauté. Ainsi entendu, l’art byzantin, avec son mépris de la vie et de la nature, est l’art religieux, l’art spiritualiste, pour ne pas dire l’art chrétien par excellence. Ces peintures inanimées, aux corps émaciés, sont le produit de l’ascétisme oriental. Ces longs saints immobiles, hôtes maussades d’un ciel morose, auraient édifié les regards des anachorètes de la Thébaïde ou des stylites de la Syrie. Le Dieu, dont la face doit ravir les bienheureux durant les siècles des siècles, le Christ lui-même ne semble-t-il pas parfois, chez les peintres de l’Athos, inspiré de ce père de l’église qui enseignait que le Sauveur avait été le plus laid des enfans des hommes ?

Le seul art où l’église byzantine ait vraiment excellé, c’est le moins sensible, le moins charnel de tous, l’architecture. C’est aussi celui où le génie moscovite a montré le plus d’originalité ; c’est le premier où, mêlant les leçons de l’Europe et de l’Asie, le génie russe ait manifesté quelque chose de national. Et, malgré cela, on ne saurait dire de ce style russe qu’il constitue une architecture comparable au style gothique de la France ou au byzantin des Grecs. L’architecture était le seul art auquel l’église orientale laissât quelque liberté, et, en Russie, tout se liguait pour l’empêcher d’atteindre son plein développement : la rigueur du climat, le manque de pierres et de matériaux, la pauvreté même du pays. Y a-t-il en un style russe ? On peut à peine dire qu’il y ait des monumens russes.

Les autres arts, la peinture, la plastique, la musique même, le dogme ou la discipline orthodoxes les ont chargés de chaînes pesantes ou enfermés dans d’étroites limites. Cette église, accusée de tout sacrifier au culte extérieur et aux formes, s’est de bonne heure préoccupée de ne pas laisser l’âme s’arrêter aux formes et s’absorber dans le culte extérieur. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle