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et beaucoup de gens sans foyer et sans aveu sur lesquels il fallait avoir l’œil. Mais le plus grand nombre, en somme, une fois dans le rang, s’amendaient et devenaient avec le temps d’excellens troupiers : entreprenans, adroits, industrieux, sachant s’arranger, se débrouiller, comme on dit, durs à la fatigue, solides au feu, calmes dans les retraites, ayant de la bonne humeur et la répandant tout autour d’eux, animant la tente ou la chambrée du récit de leurs exploits, et sachant sur le bout du doigt l’histoire du régiment, le type du vieux grognard, enfin. Prenez un grenadier de Charlet, mettez-lui sur le dos un habit à la française, sur la tête un tricorne et de la poudre ; c’est le même homme et, entre les deux, il n’y a que l’épaisseur d’une chanson de Béranger. De même, sous le conscrit de Grévin, vous retrouvez le milicien, avec son air ahuri et bon enfant, sa forte senteur rurale et sa gaucherie. Ici pourtant, la ressemblance n’est plus aussi frappante : le conscrit aujourd’hui monte en grade et rattrape les camarades ; le milicien, lui, reste toujours milicien. Triste et dur métier, sans honneur et sans récompense : rien que les charges, aucune des joies et des petits revenans-bons de l’uniforme ; pas un applaudissement, pas un regard de femme qui le paie de sa peine et soutienne son courage. C’est l’éternel sacrifié : au pays, le sort est tombé sur lui, chétif ; pourquoi ? Pourquoi lui et pourquoi pas Jean ? Au régiment, on ne l’aime guère, on dirait d’un intrus ; pourquoi ? En campagne, il marche, il souffre, il se bat, sans grand enthousiasme peut-être, mais, enfin, il se bat, il est frappé, il meurt, et ce sont toujours les autres : c’est Auvergne ou Picardie, c’est Chamboran ou Bercheny, ce sont les gardes-françaises ou les gendarmes qui en ont toute la gloire ; pourquoi ? Parce que c’est ainsi, pauvre être ; ne cherche pas le pourquoi des choses de la vie ! Peut-être un jour, dans bien des années, en songeant à la triste destinée, quelque vaincu du sort, comme toi, sentira-t-il une pitié dans son cœur et donnera-t-il un souvenir à la mémoire. En attendant, prends ton lot, fais la route, et si tu succombes à mi-chemin, tombe en priant pour la France et tais-toi.

Avec de bons cadres, en temps ordinaire, il n’y a pas de troupe indisciplinée. A l’intérieur, en effet, l’ordre ne laissait rien à désirer dans le militaire, et jusqu’aux premiers jours de la révolution, il se maintint parfaitement. La machine, supérieurement agencée, marchait toute seule. En campagne, il n’en allait pas toujours de même : il suffit d’une défaite, à la guerre, pour détraquer les plus solides ressorts. C’est la loi générale, plus encore pour le Français que pour les autres peuples. Il faut à son impressionnabilité le succès, la victoire, autrement il se dérange et se démoralise. Le