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les progrès de l’artillerie et les changemens apportés par Frédéric II à l’ordonnance impliquaient la réforme de la nôtre. Par bonheur, ici encore, de l’inépuisable fonds où la France monarchique a toujours trouvé l’homme qu’il lui fallait au moment décisif, des rangs de cette petite noblesse d’épée qui vient de lui donner Gribeauval, sort un autre et non moins illustre réformateur. Guibert surgit, et par son admirable Essai de tactique, il entreprend et bientôt achève fa conquête de l’opinion. L’ordre profond, la colonne si chers aux vieux soldats, si propres à seconder la vivacité française, gardent une place honorable dans la nouvelle ordonnance ; mais c’est l’ordre mince, sur quatre rangs de profondeur, qui devient la règle. Désormais, sous le rapport des déploiemens, l’armée royale est à la hauteur de l’armée prussienne elle-même ; encore quelques manœuvres d’ensemble dans le genre de celles de Metz ou de Vaussieux, et elle n’aura plus rien à lui envier.

Au total, et pour conclure, beaucoup plus de bon que de mauvais, quelques vices et de grandes vertus : un effectif insuffisant, quoique soutenu par un puissant système d’alliances offensives et défensives ; un mode de recrutement défectueux, trop étroit dans les troupes réglées, injuste dans les provinciales ; de grands abus dans le commandement ; des règles d’avancement insuffisantes ; trop de grades et de gradés ; un état-major surabondant et beaucoup trop coûteux ; une maison trop nombreuse ; une milice imparfaitement exercée et militarisée ; en revanche, une composition très solide fondée comme aujourd’hui sur l’ordre divisionnaire ; une bonne formation, des cadres incomparables, une excellente espèce de soldat, une discipline généralement exacte, un code fort humanisé, un génie sans égal, une artillerie redevenue la première du monde par le nombre et la perfection de son matériel, autant que par la valeur de son personnel ; une nouvelle tactique, œuvre de génie « la plus propre à former de grands hommes » pour les luttes à venir, a dit Napoléon, voilà l’aspect de l’armée royale en 1789, et voilà le bilan de l’ancien régime en matière militaire.

Vienne la guerre à présent, la revanche de Rosbach est prête ! A l’abri de ses forteresses, protégées par la muraille vivante de ses 218 bataillons d’infanterie, de ses 206 escadrons de troupes à cheval, de ses 7 régimens d’artillerie de ligne et de ses 76,000 hommes de milices, forte de sa population énorme pour l’époque et de sa jeunesse militaire plus belliqueuse que jamais[1], la France peut

  1. La guerre d’Amérique avait complètement relevé le moral de l’armée. Ségur, qui l’avait faite, le constate à plusieurs reprises dans ses Mémoires : « Nous avions réussi : les États-Unis étaient indépendants ; l’Angleterre venait d’éprouver notre force ; les revers de la guerre de sept ans étaient effacés… La jeunesse, sans rester indifférente à ces importans débats (la lutte entre Colonne et Necker), se plaisait davantage à la politique, surtout à celle qui nous offrait encore quelques chances de guerre. On parlait déjà de différends assez sérieux qui s’élevaient entre la cour de Vienne et la république des Provinces-Unies. On disait que la guerre en serait peut-être le résultat, et que la France ne pourrait éviter d’y être entraînée… La jeunesse militaire en était charmée, et lorsque je rejoignis le régiment de Ségur, que je commandais, je le trouvai rempli d’ardeur. Chacun croyait qu’avant un an nous serions en campagne. Tous les corps qui n’avaient pu être employés ni dans l’Amérique ni dans l’Inde brûlaient du désir de sortir d’une inaction qui durait depuis vingt ans, inaction aussi insupportable pour les Français qu’elle l’était autrefois, selon les anciens auteurs, pour les Germains et pour les Francs. » — Lorsque le dissentiment s’accuse entre les Hollandais et les Autrichiens, en 1784, Ségur dit encore : « Quand je revins à Paris (après un voyage en Angleterre), je trouvai les esprits de plus en plus animés contre l’Autriche, qui menaçait la Hollande d’une invasion prochaine. La jeunesse ardente prenait vivement parti pour la cause des Hollandais, c’est-à-dire pour la guerre. » — Même note en 1787, lors de l’invasion de la Hollande par la Prusse : « La guerre eût été à cette époque une diversion utile, qui eût à la fois relevé notre influence et porté au dehors l’ardeur d’une jeunesse lasso de repos. » (III, 247.)