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d’ombre et d’eau, ils peuvent seuls résister à la poussière aveuglante et malsaine des gisemens de guano.

De quel droit les chasserait-on ? Ils émigrent en vertu de traités qu’ils n’ont ni voulus ni désirés, qu’on leur a violemment imposés. Comment les remplacerait-on ? Aucune race ne voudrait et ne pourrait travailler à aussi bon compte, aucune ne saurait vivre d’aussi peu, se contenter d’une poignée de riz et de poisson séché ; aucune ne réunit au même degré ces qualités nécessaires de docilité et d’intelligence pratique qui font d’eux d’incomparables manœuvres. Certes, ce sont de rudes travailleurs, ces Anglais, ces Écossais, grands, robustes, blonds et froids, mais ce sont aussi de rudes consommateurs. Ils ont conscience de leur valeur intellectuelle ; ils sont nés pour commander et non pour obéir et accomplir œuvre servile. Ils sont la tête qui pense et dirige, le Chinois exécute. Un seul d’entre eux suffit pour mener une escouade de ces ouvriers asiatiques, sans le concours desquels l’or coûterait aussi cher à extraire des entrailles de la terre qu’il vaut rendu à Melbourne ou à Londres. Un Chinois se contente de 30 francs par mois, on paie 8 francs par jour un manœuvre européen.

Quel concours attendre des indigènes réduits à la plus extrême misère et aujourd’hui en nombre infime ? Ils ont perdu jusqu’au souvenir de leurs traditions et de leurs ancêtres. Et pourtant leur antiquité n’est pas douteuse. A l’entrée même du port de Sydney, dans l’île de Pâques, autour du cratère de Ronororaka[1], on retrouve des statues taillées dans la roche trachytique, des kangourous sculptés, des lances d’obsidienne qui attestent sur tous ces points l’existence d’une population nombreuse et civilisée dont les descendans dégénérés et abrutis n’ont pas gardé mémoire. Encore quelques années et les derniers d’entre eux auront disparu, n’ayant connu de la civilisation que l’eau-de-vie qui empoisonne et les armes à feu qui tuent.

Dans l’intérieur de ce continent presque aussi vaste que l’Europe et dont certaines parties sont encore inexplorées, dans ces immenses forêts solitaires et ombreuses, la nature revêt un étrange aspect. Tout est mystère et silence dans la faune et la flore australiennes. Ces oiseaux, parés des couleurs les plus brillantes, sont sans voix ; nul chant joyeux, nul pépiement, n’éveillent les échos de ces hautes voûtes de ramures ; le kangourou au cri rauque, l’opossum, l’ours à miel, le dingo ou chien sauvage, le serpent noir et le serpent sourd, qui se confond avec les branches d’arbre et dont

  1. La Pérouse, Voyage autour du monde, 1797. — Sir J. Lubbeck, l’Homme préhistorique, traduction Barbier.