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civilisatrice et chrétienne qui vendait des fusils à Kimberley pour les confisquer à Natal !

Les révélations de M. Froude ne plurent à personne : les conseils dont il les accompagnait furent encore plus mal accueillis. Bien loin de l’écouter, on s’engagea plus avant dans la voie des usurpations et des violences. Dans l’Afrique du Sud, l’ère des grandes folies allait commencer avec la mission de sir Bartle Frère, l’annexion brutale du Transvaal et la guerre des Zoulous, qui en fut la conséquence. Je n’ai pas besoin de rappeler les défaites d’Isandula et de Majuha-Hill, qui ont donné raison aux prévisions de l’historien. Les choses sont aujourd’hui à peu près dans l’état où elles étaient en 1874. Mais les colons britanniques émigrent en Australie ; l’élément hollandais continue à prédominer ; et les jours de la domination anglaise sont comptés dans l’Afrique australe.

Le voyage de M. Froude en Australie et à la Nouvelle-Zélande, dans le cours de l’année 1884, a été infiniment moins orageux. Il nous le raconte dans un volume qu’il a intitulé : Oceana, rappelant ainsi le titre d’un livre à demi oublié que le vieil Harrington dédiait jadis à Cromwell. Entre les deux Oceana, que de destinées accomplies, que de grandeur rêvée, puis réalisée, et penchant aujourd’hui vers la ruine ! J’aime ce livre d’Oceana, où respire un honnête patriotisme ; j’aime ce dernier-né[1] de M. Froude, parce que j’y sens, avec la sincérité de ses premiers écrits, la sérénité indulgente du vieillard qui, en regardant son fils, ne songe plus à railler les jeunes générations : quelque chose comme cet attendrissement de la lumière qui précède le coucher du soleil à la fin d’un jour d’été. Le génie de Carlyle a cessé de porter son ombre sur le talent de Froude, qui épanouit en liberté ses derniers fruits.

Ce voyage ressemble à un voyage de prince. S’en réjouisse ou s’en blesse qui voudra : c’est un spectacle auquel il faut nous habituer. Dans l’échange des politesses internationales, les supériorités intellectuelles remplaceront de plus en plus ceux qui se sont donné la peine de naître. M. Froude descend chez le gouverneur de Victoria ; on met à sa disposition un train spécial, avec un wagon-salon capitonné en satin bleu. Un ministre d’état lui sert de cicerone, et un butler, en cravate blanche, se tient dans un compartiment voisin avec des fruits délicieux et du Champagne à la glace. L’écrivain reçoit ces honneurs avec bonhomie. Il ne parle point, comme font chez nous les gens célèbres, de ses « humbles travaux, » de sa « modeste personnalité. »

  1. On annonça la publication d’un nouveau récit de voyage à travers les Indes, occidentales (Antilles anglaises) par l’infatigable M. Froude.