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Homme de sens rassis, d’esprit fin et circonspect, et de haute raison, Léopold de Ranke ressemblait peu à Frédéric-Guillaume IV ; il avait pourtant les mêmes principes, les mêmes maximes, qu’il exprimait à sa façon. Il y avait en lui deux hommes qui ne s’accordaient pas toujours. Comme historien, il possédait le don d’universelle sympathie et une merveilleuse souplesse de jugement ; ce cosmopolite, qui goûtait la civilisation sous toutes ses formes, entrait sans effort dans la peau des peuples étrangers ; selon les cas, il se faisait Français, Espagnol, Italien, même un peu Turc. Mais ce Saxon transplanté à Berlin était devenu un chaud patriote prussien, et quand il interrompait ses travaux d’histoire pour dire son mot sur la politique contemporaine, il avait des opinions très arrêtées, des partis-pris, des préjugés. S’il avait écrit une biographie de Robespierre, personne n’aurait pénétré plus avant que lui dans une âme de jacobin, pour en démêler les secrets replis, et, à force d’expliquer les actions, il eût paru les justifier ; mais n’agissait-il de savoir quelles institutions convenaient à sa nouvelle patrie, il ne croyait plus qu’au droit historique et le libéralisme lui était suspect. Pour un botaniste, il n’y a pas de vilaines plantes ; qu’il étudie l’ortie ou la jusquiame, il y découvre des lois qui plaisent à sa raison, des harmonies qui l’enchantent. Le charge-t-on de créer un jardin public, il n’y admet que les fleurs qui se recommandent à son choix par leur beauté ou leurs vertus. Comme publiciste, Ranke ne voyait dans la révolution qu’une puissance destructive, la grande ennemie du droit historique, et il laissait aux peuples qui veulent s’empoisonner cette jusquiame à l’aspect livide, à l’odeur vireuse.

Plusieurs années avant l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, dans un temps où la révolution de 1830 avait remué l’Allemagne et répandu partout une sourde agitation, Ranke fut nommé rédacteur en chef d’une revue conservatrice destinée à combattre le libéralisme et les doctrinaires des états du sud. Il s’appliqua surtout à mettre ses compatriotes en garde contre l’importation des idées françaises. Les raisonnemens qu’il leur tenait peuvent se résumer ainsi : « Tout peuple est une espèce dans le genre humain ; chacun d’eux, ayant des origines particulières, a aussi ses lois propres, et ses institutions doivent être l’expression de son génie national. Il est permis d’emprunter à la civilisation des autres peuples ce qu’elle a de bon, et il convient de s’approprier ce qu’il y a d’intéressant et de vraiment nouveau dans leur littérature ; mais on est sûr de se perdre en adoptant leurs institutions. On ne saurait trop se défier des hommes d’école qui prétendent soumettre les affaires de ce monde à des règles universelles ; la grammaire comparée ne peut produire une langue, ni l’esthétique un poème, ni la politique un état ; si grande, si profonde que soit votre sagesse, vous ne fabriquerez jamais une patrie. Il faut être quelque chose, et on n’est quelque chose qu’en se distinguant de ses voisins. Soyez de vrais