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plus c’est la sympathie, et sans la sympathie, sans cette faculté précieuse, délicate et subtile, n’y ayant pas moyen d’enfoncer un peu avant dans la connaissance de nos semblables, il n’y a pas moyen non plus d’être naturaliste.

On ne saurait trop le redire : c’est ici ce que n’ont pas compris nos modernes naturalistes, Flaubert en tête, M. Zola derrière lui, ni leurs nombreux imitateurs, et c’est ce qui fait sur eux la si grande supériorité des naturalistes russes et anglais, d’un Tolstoï, d’un Dostoïewski, de Dickens, de George Eliot. C’est que ceux-ci ont vraiment aimé les humbles et les dédaignés, cette foule anonyme et obscure, que le grand art, l’art officiel et d’apparat, si l’on peut ainsi dire, avait rayée de. ses papiers. Ils ont cru que l’égalité des hommes dans la souffrance et dans la mort donnait à tous un droit égal à l’attention de tous. S’ils sont descendus dans l’âme d’une fille ou d’un criminel, ç’a été pour y chercher l’âme elle-même et l’humanité. Et s’ils n’ont pas reculé devant la peinture de la laideur et de la vulgarité, c’est qu’ils ont cru que l’on avait inventé l’art pour nous en consoler, en les anoblissant. Mais nos naturalistes à nous, véritables mandarins de lettres, infatués comme Flaubert et comme M. Zola de la supériorité sociale de l’art d’écrire sur celui de fabriquer de la toile ou de cultiver la terre, uniquement attentifs à « soigner, » comme on dit, leur réputation et leur vente, ils n’ont vu, dans tout ce qui n’avait pas écrit l’Assommoir ou la Tentation de saint Antoine, que matière à caricature. Et manque de sympathie pour autre chose qu’eux-mêmes, c’est ainsi que leur observation, quand encore ils daignaient observer, n’a pas pénétré au-delà de l’écorce des choses. Ils n’en ont vu que le contour, ils n’en ont su fixer que la silhouette ; et, pour cette raison, s’ils doivent durer quelque temps, si les générations qui viennent les lisent encore, ce ne sera pas comme naturalistes, ce ne sera pas non plus comme pessimistes, — un autre mot qu’ils compromettent par l’usage qu’ils en font, — ce sera comme vaudevillistes.

Ayant essayé plusieurs fois de montrer, non-seulement à M. Zola, mais à quelques-uns aussi de ses disciples, les vaudevillistes qu’ils étaient, on me permettra de ne revenir ici ni sur le choix de leurs sujets ordinaires, qui appartiennent plutôt au répertoire du Palais-Royal, ni sur leur façon de les traiter, qui ressemble à celle d’un Paul de Kock lugubre et pédant, ni sur leur goût à tous pour la caricature et surtout pour l’équivoque. Mais ce que je tiens à dire, parce que je n’en aurai jamais, je crois, de meilleure occasion que la Terre, c’est que ce comique involontaire s’obtient précisément grâce à l’insuffisance de l’observation. Les personnages de M. Zola, les moins complexes, les plus simples du monde, n’obéissant jamais qu’à l’impulsion d’un unique appétit, toujours élémentaire, ne connaissant en toute