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défendent ; ils sont en trépidation, ils crient, ils ruent comme des poulains. L’opération n’en est pas moins faite avec une sûreté et une rapidité que j’admire. Les plus grands affectent le stoïcisme ; ils sont un peu pâles, mais font bonne contenance et ne bronchent pas lorsque, d’un geste sec et à l’aide d’un pinceau, on leur lance sur la cornée transparente compromise par une taie légère la poudre blanche qu’ils prennent pour du sucre candi et qui est du calomel. Une femme apporte un enfant qui est presque un nouveau-né. L’état des yeux ne laisse aucun doute : la vue est abolie pour jamais. Durement je lui dis : « Vous savez pourquoi votre fils est aveugle ? » — Elle rougit, ébauche un sourire maladroit, et, à voix basse, répond : « Oui, monsieur ! » La physiologie ne se soucie guère des prescriptions du Deutéronome, et, à la seconde même de la naissance, elle punit les enfans de la débauche de la mère. Parmi les malheureux que l’on nomme les aveugles-nés, la plupart, — au moins la moitié, — doivent à la dépravation maternelle la cécité qui, pour la durée de leur existence, les enferme dans la nuit et les rejette en marge de l’humanité.

Après chaque opération, après chaque consultation, le médecin remet un bonbon à l’enfant, récompense de son courage actuel ou futur. Le petiot se dépêche de l’engloutir, comme s’il redoutait, par expérience, la gourmandise des familles. On dit à un gamin dont les yeux sont tuméfiés : « As-tu un mouchoir ? » Il renifle, se torche le nez d’un coup de manche et répond : « Non, monsieur. » Le docteur lui donne deux mouchoirs en belle toile de liteaux de couleur différente : un pour chaque œil. Est-ce lui qui profitera de l’aubaine ? J’en doute. Un tiroir plein de mouchoirs est toujours à la disposition du médecin ; quand la provision est épuisée, on est quitte pour la renouveler. On sermonne les mères, on les adjure d’avoir soin de leurs enfans, on s’évertue à leur faire comprendre l’intérêt la nécessité de la propreté et de certaines précautions hygiéniques dont une cuvette d’eau fait les frais ; à tout ce qu’on leur dit, elles répondent : « Oui, monsieur. » Soumission apparente, déférence de politesse, rien de plus ; leur air hébété, leur sourire vague et niais prouvent qu’elles ont entendu sans écouter et que rien n’a pu pénétrer à travers leur obtusité. Du reste, il suffit de les voir pour reconnaître que les observations si humaines et si sages qui leur sont adressées ne détruiront pas des habitudes invétérées. La négligence de leur tenue, pour ne dire plus, est un indice irrécusable de leur indifférence en matière de propreté. Les cheveux ternes et mal peignés, les mains qui peuvent porter des bagues, mais qui n’ont en avec le savon que des rencontres fortuites, les pieds enfoncés dans des savates éculées, les taches qui maculent