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atténuait ou empêchait de naître l’imagination artistique ; elle inclinait cette âme, déjà puissante, à mettre son imagination dans le maniement des idées.

Mais sur quel fond travaillaient ces forces extérieures et accidentelles ? Sur un cœur naturellement passionné et invinciblement romanesque. Le fond de Mme de Staël, c’est l’amour de la vie, l’horreur de la solitude sous toutes ses formes, qu’elle s’appelle la mort ou. l’ennui, la soif indéfinie du bonheur. « Toujours vive et triste, » dit-elle d’elle-même. Non pas précisément. Vive et gaie en sa jeunesse, où elle voit le bonheur devant elle et croit l’atteindre ; vive et triste dans son âge mûr, avec l’éternel élan vers le bonheur et l’éternel désenchantement de ne le point saisir. — « J’étais vulnérable par mon goût pour la société, » dit-elle encore. Par son goût pour la société et par l’impossibilité où elle était de supporter tout ce qui n’est point vie active, intense, absorbante. Ses solitudes sont des déserts et ses mélancolies des désespoirs. Elle ne sait point transformer l’ennui en « sombres plaisirs, » comme d’autres ; elle s’en fait une agonie. Le bonheur est pour elle un but, non un accident dans la vie. Ses mots les plus éloquens lui viennent de son ardeur à le poursuivre ou à le rêver : « Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés de l’affection. » (Littérature.) — « En cherchant la gloire (dit Corinne), j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer. » — « La gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. » (Allemagne.) Et, tout à la fin de son Allemagne, quand elle arrive au chapitre de l’Enthousiasme, de quel ton elle s’écrie : « Il est temps de parler du bonheur ! .. »

De là son horreur pour les doctrines désolantes ou seulement sombres, et pour le pessimisme aussi bien que pour le stoïcisme : « Tout cela tend à la mort. De là ses colères contre le suicide, qui lui inspirent tout un livre dans sa jeunesse, et, plus tard, lui font changer le dénoûment de Delphine. Un rêve romanesque de bonheur assuré et calme, de tendresse intime et profonde, la poursuit toujours. Le ménage des Belmont, dans Delphine ; est une idylle à la Jean-Jacques, caressée par elle avec amour, avec une émotion troublante, qui se communique au lecteur. Jeune, elle lit Richardson avec passion : « L’enlèvement de Clarisse fut un des événemens de ma jeunesse. » Mourante, Walter Scott la console. Elle doit au roman, c’est-à-dire au bonheur en rêve, ses premières et ses dernières joies.

Et voilà que dans sa vie de jeunesse, toute en conversations savantes et spirituelles, en lectures immenses, en discussions, en écritures déjà, en pensées mille fois creusées et maniées de toute