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dans le troisième siècle (littéraire), par conséquent dans un siècle supérieur pour la pensée aux précédens… » — Mais si pourtant tout cela n’était pas vrai ? — Cela est vrai, parce qu’il serait immoral et désolant que cela fût faux : « Dans quel découragement l’esprit ne tomberait-il point s’il cessait d’espérer que chaque jour ajoute à la masse des lumières ? .. » Et elle ajoute ce mot, qui est bien la clé de tout son système : « Non ! rien ne peut détacher la raison des idées fécondes en résultats heureux. » — Mais pourquoi votre raison fait-elle des résultats heureux la marque de la vérité ? Elle.répondrait sans doute : C’est que j’ai besoin de bonheur.

Tel était l’état d’esprit général de Mme de Staël quand elle commençait à écrire. Mais, remarquons-le, ces idées n’étaient pas autre chose que celles du XVIIIe siècle, épurées, agrandies et senties plus fortement. A le prendre par où il n’est pas simplement négatif et destructeur, le fond du XVIIIe siècle est individualisme poussé à outrance, et théorie de la perfectibilité humaine. Il faut toujours croire à quelque chose. Les anciens croyaient à l’état, les chrétiens à Dieu, le XVIIIe siècle a cru à l’homme. D’une part, il a cru l’homme profondément respectable, ayant des droits devant lesquels l’état s’arrête ou qu’il doit protéger. Il a peu à peu effacé l’idée de la communauté pour agrandir l’idée de l’individu. Il a jugé qu’une pensée, un sentiment, même un goût individuel, est chose qui importe en elle-même, sans considération de son rapport à l’intérêt commun. Bossuet ne peut pas souffrir les « opinions particulières ; » elles le blessent comme accidens gênant l’ordre général. On peut dire que le XVIIIe siècle a eu le culte et la religion des opinions particulières. Sa sensibilité même, qui est très réelle, et qui n’est sensiblerie que chez les grimauds de lettres, se ramène encore à l’individualisme comme à son fond. Ce qui touche l’individualiste, c’est la souffrance de son semblable, le poids lourd sous lequel il plie. L’homme qui a les yeux fixés sur un grand ordre général, religion ou état, est moins sensible à ces choses ; et, en effet, au XVIIIe siècle, c’est bien religion et état qui déclinent. Rousseau en cela a été en réaction contre tout son siècle ; mais à travers l’influence de Rousseau, qui, du reste, n’a pas été compris tout de suite, les idées antérieures ont continué de s’infiltrer et se répandre. — D’autre part, et plus encore, le XVIIIe siècle, c’est l’idée de perfectibilité, inséparable, du reste, de la croyance à l’homme. L’homme n’est si respectable que parce qu’il est capable d’un progrès continu, et il n’est capable d’un progrès continu que si l’on respecte en son exercice et en toutes ses démarches la faculté indéfinie qu’il a de grandir. Laissez-le faire ; laissez-le passer. Ayez grande confiance en lui ; croyez sa nature très bonne en son origine, excellente en ses