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Ces romans sont des effusions, des demi-confidences, quelque chose comme des romans lyriques. Si nous nous y intéressons peu, c’est que nous y cherchons autre chose. Mais songez que les contemporains en ont été comme étourdis et fascinés. C’est eux qui avaient raison. Ils y cherchaient ce qui y est : la peinture des douleurs et le rêve de bonheur d’une femme célèbre, et ils en suivaient les vicissitudes avec un intérêt passionné jusqu’à la catastrophe, toujours tragique. Prises ainsi, ces œuvres sont singulièrement attachantes. Une profonde tristesse y règne, qui n’est point jouée, et à mesure qu’on avance, une sorte d’inquiétude, d’anxiété nerveuse et d’agitation tremblante dans la poursuite du bonheur, qui sont d’une grande vérité et infiniment dramatiques. Ce sentiment général que la distinction et la supériorité morale (Delphine), que la distinction et la supériorité intellectuelle (Corinne) ne sont pour tous, et surtout pour la femme, que des conditions d’infortune ; ce sentiment aussi que mieux vaudrait le bonheur obscur et tout simple que tant d’heureux dons qui vous font plus admirée que chérie, cette sorte de colère enfin contre l’iniquité d’un tel sort, ces voyages, ces courses fiévreuses, ces poursuites du bonheur qui fuit, Corinne en Angleterre, Delphine en Allemagne, départs subits, arrêts, retours, images des agitations d’un cœur ardent et inapaisé ; tout cela est bien vivant et individuel, sent la confidence et presque la confession, fait entendre, tout proche, le battement du cœur. C’est du Rousseau plus délicatement senti que par Rousseau lui-même, du Rousseau aussi passionné, aussi inquiet et moins orgueilleux, aussi attendri, sur soi-même, mais plus tendre aussi d’une pitié ouverte et répandue, qui va à tout ce qui souffre.

Ajoutez-y des personnages épisodiques qui sont intéressans à un tout autre égard. Ils ne sont pas vivans, mais ils sont vrais. Il y a bien des personnes dans Mme de Staël : à côté de la femme romanesque et passionnée, il y a un moraliste très pénétrant, sinon très profond, très avisé et d’œil très ouvert, un élève des Lettres persanes autant que de la Nouvelle Héloïse, qui a su bien saisir quelques caractères de la société de son temps et qui les a placés dans ses romans : diplomate dépouillé par son office de toute personnalité, femme d’intrigues tranquille et patiente dont les nonchalances sont les plus grands artifices, dévote d’esprit étroit qui a remplacé toute inspiration du cœur par une sorte de code moral et qui ferait haïr le devoir. Ces personnages sont tracés d’un dessin très net, mais ils ne sont pas- animés et respirans. Ils sont très fortement pensés, ce qui dans un drame ne suffit pas. Ce sont des personnages de La Bruyère. Un être vivant qui est elle-même, un être de convention qui est l’homme aimé, des êtres vrais mais sans vie, ce